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Anton Bruckner, 1824 - 2024

Jean-François Cavin
La Nation n° 2258 26 juillet 2024

Dans les années cinquante du siècle passé, au Collège classique cantonal, un maître féru de musique tentait de nous éveiller à la culture germanique. Il évoquait les géants de l’art des sons: «les quatre B». Qui sont-ils, nous demandait-il? Les moins ignorants d’entre nous arrivaient à citer Bach, Beethoven, et Brahms après un instant d’hésitation; mais le quatrième? Mystère. C’est là que j’ai entendu pour la première fois le nom de Bruckner. Il était à peu près inconnu du grand public, et on ne pouvait certes pas compter sur Ernest Ansermet pour le mettre au programme. Cette méconnaissance n’était d’ailleurs pas propre à nos contrées. Les grands festivals européens l’ignoraient presque totalement et les enregistrements de sa musique étaient rares. C’est seulement trois quarts de siècle après sa mort qu’il a trouvé sa juste et haute place dans le répertoire.

Le compositeur autrichien dont on célèbre cette année le bicentenaire est né le 4 septembre 1824 à Ansfelden, à quelques kilomètres au sud de Linz et à l’ouest de Saint-Florian. Il a vécu quarante-quatre ans dans ce petit périmètre de Haute-Autriche, fils d’instituteur, élève à l’abbaye toute proche, instituteur lui-même, puis organiste à Linz et à Saint-Florian. Il a beaucoup hésité, passé le milieu de sa vie, à s’établir à Vienne (qui ne l’a pas toujours admiré) où un poste au conservatoire lui était offert. Sa dépouille repose à l’abbaye de Saint-Florian, retour aux sources. Bruckner est un dévot campagnard d’Oberösterreich.

L’anniversaire de sa naissance fournit à la Bibliothèque nationale de Vienne l’occasion de présenter une exposition sur ce musicien, dans les remarquables salles d’apparat proches du palais impérial, construites et ornées par Fischer von Erlach. Cette institution est dépositaire des archives musicales de Bruckner, léguées par le défunt en 1896. On voit donc divers documents fort intéressants, en particulier les manuscrits des neuf symphonies, d’une plume habile, mais assez sage. L’exposition est placée sous le titre Der fromme Revolutionär. C’est bien trouvé. La piété de Bruckner est connue, son œuvre de musique spirituelle abondante. Quant à l’aspect révolutionnaire – nous y reviendrons – c’est un des paradoxes de ce compositeur, dont la vie et l’œuvre sont remplies de contrastes; ce qui ne manque pas d’étonner de la part d’un homme à l’existence tranquille dont le travail créateur se développe dans la lenteur.

Contraste dans l’existence de ce garçon précocement doué, qui tenait l’orgue de sa paroisse à l’âge de dix ans, qui a étudié la théorie musicale et la composition dès sa treizième année, mais qui attend la quarantaine pour se lancer dans l’ouvrage symphonique. Contraste entre ses hésitations – la perspective d’un départ à Vienne l’a rendu malade et il a retouché sans cesse la plupart de ses symphonies – et la constance de son art: dès la Première, le style est donné, par son ampleur, la complexité de ses thèmes, l’alternance de la douceur et de la solennité; ne dit-on pas qu’il a écrit neuf fois la même symphonie? Il est tout aussi étonnant que cet organiste virtuose, mais homme modeste, ait connu la célébrité internationale comme improvisateur renommé (il improvisait des fugues…) à Nancy, à Paris, à Londres, alors qu’il ciselait longuement ses compositions; et qu’il n’ait pratiquement rien écrit pour son instrument de prédilection!

On est aussi déconcerté par la variété de sa manière. C’est tantôt un univers quasi modal, tantôt un motif carré en pleine tonalité, puis une polyphonie où les voix s’entremêlent longuement, puis une lente et puissante progression soudain interrompue par une Generalpause, puis on repart avec une petite mélodie de flûte venue de nulle part, puis l’harmonie se mâtine de chromatisme, avant qu’on débouche sur de triomphales fanfares. Et le «révolutionnaire» nous surprend par des effets inédits d’échos instantanés riches de dissonances, par des frictions harmoniques prophétiques, par des modulations improbables. Où est-on? A l’époque du plain-chant? Ou du contrepoint, magnifié dans la Cinquième? Ou d’un classicisme amplifié? Ou du wagnérisme? Ou, parfois, au-delà de la tonalité? Partout. On plane par-dessus les siècles.

Les musicologues disent que le cheminement, peut-être difficile à suivre, de certains mouvements obéit en réalité à un plan strict, et Bruckner lui-même évoquait les mathématiques comme support de sa composition. C’est possible, car même si l’on ne perçoit pas toujours des enchaînements logiques, on est tout de même habité par l’impression d’une forte unité. Mais, négligeant si l’on veut la compréhension formelle de pièces parfois très longues, où l’esprit tend à divaguer, laissons-nous guider dans une grande promenade dans le beau pays danubien. Ici, la mélodie sinueuse des cordes nous conduit à travers le moutonnement des douces collines de Haute-Autriche; puis un Ländler nous convie dans la cour d’une auberge où la petite musique du village fait danser quelques couples; puis un moment de recueillement, quasi suspendu dans le cours de la journée, nous mène dans la paix d’une abbaye baroque; puis la sonnerie des cuivres nous entraîne vers les splendeurs d’un palais des Habsbourgs, ou vers les ors du Musikverein. Si l’on perd le fil du discours, on s’évade dans le rêve. Si l’on adopte une approche plus spirituelle, suivons le chemin d’une fervente méditation aux états d’âme multiples, tantôt contemplative, tantôt effervescente, tantôt implorante, tantôt exaltée, tantôt empreinte de la violence sacrée d’un Dies irae, tantôt rassérénée, tantôt glorifiant le Très-Haut.

Nourrie des œuvres du passé, composée moins pour plaire que pour prier, indifférente à la mode, à la fois savante et candide, tournée volontiers vers des formules novatrices, cette musique est hors catégories comme elle est hors du temps. Bruckner, disait Furtwängler, «ne pensait qu’à l’éternité et il œuvrait pour l’éternité».

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