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Divagations sur le non-voyage

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2258 26 juillet 2024

Je n’aime pas voyager1. Une erreur courante fait du voyage l’expression de la liberté. Mais où est la liberté, dans ces pesantes contraintes matérielles qui imposent au voyageur des frontières plus impénétrables que les frontières politiques aplaties de la planète mondialisée: la commande de billets par internet, avec trente-six «zones de dialogue» qui me renvoient l’une à l’autre, en exigeant des mots de passe que j’ai perdus et des logins dont j’ignorais l’existence; les files d’attente interminables aux contours vagues et aux débouchés incertains, les contrôles infantilisants, l’anglais basique omniprésent des aéroports, les haut-parleurs qui vous stressent de messages nasillards, urgents et incompréhensibles; les taxis surchauffés dont les sièges exhalent des odeurs de plastique sucré, les trains à l’odeur de métal froid et sale, les avions exigus qui me ruinent les genoux, les valises trop lourdes qui me pèlent les mollets, les mains moites et les genoux collants; la proximité de gens inconnus, qui respirent, reniflent, digèrent, soufflent, émettent des bruits et des odeurs; le sable qui colle à l’intérieur de mon costume de bain…?

Et où est ma liberté, si, à peine parti, j’éprouve le sentiment obsédant que je vais être cambriolé, que j’ai oublié d’éteindre la lumière, de fermer le gaz et la porte d’entrée, que ma maison va brûler, que la boîte aux lettres va déborder, que le client du siècle trouvera close la porte de mon atelier, que j’ai tout oublié – en particulier le passeport et les billets dont je contrôle la présence en continu? Et il y aurait tant à dire sur les prospectus mensongers, les retards cumulés, les correspondances ratées, les hôtels en faillite, la volatilité du change, les rencontres indésirables, les médicaments introuvables et, surtout, l’épaisse indifférence générale à mes tourments!

J’exagère. Des pays où j’ai voyagé, ou plus exactement où on m’a voyagé, je conserve quelques sensations inoubliables: le bateau qui passe à l’aube dans Constantinople, au rythme des minarets que je vois reculer dans le hublot; un autocar fou dont l’absence de fenêtres propose à nos narines tous les genêts du Péloponnèse; une arrivée sur l’océan pacifique, au sud de Los Angeles par une petite route sans signalisation; une course de vitesse avec des tumble weeds dans une tempête de sable et un Noël dans l’église mormone de Salt Lake City; un ami présentant un spectacle de mime juché sur une souche de colonne à Bassae; un paysage biblique au pied de la colline de Montepulciano; un séjour parfait à Assise avec M. Regamey; la crique de Sanary en fin d’après-midi, noire et piquetée d’éclats, un repas pantagruélique et interminable à Jéricho… Nul doute que mon sédentarisme (ma sédentarité?) m’aura privé d’innombrables autres plaisirs et d’autant de souvenirs.

Néanmoins, rester chez soi n’est pas une option à exclure a priori. Je pense à des jours d’été d’une absolue et sereine immobilité, travaillant dans le calme de l’atelier, tandis que le reste du monde part se liquéfier au chaud, dans le bruit et l’odeur de la plage, cette odeur pénétrante, douceâtre et si prodigieusement artificielle de la crème solaire, qui incarne aujourd’hui, plus que l’air marin, l’odeur de la Méditerranée… Le téléphone muet fait une thébaïde de l’atelier. Le travail au ralenti, les pauses plus fréquentes et plus longues, la fenêtre ouverte sur les bruits quotidiens, l’air qui voltige dans les rideaux, un bruit étouffé de moteur d’avion, de chaudes odeurs de regain et d’écurie, le bourdonnement d’une abeille – s’il en reste –, voyage écologique en circuit court.

L’absence des autres me fait voyager par réaction. Je suis parti avec mon atelier et les voyageurs sont restés en rade. Comme la recrue du temps jadis: «Mon lieutenant, je pars avec la chambrée!».

Voyage dans le temps: l’imagination aidant, j’en arrive à entendre les anciens bruits, le chariot chargé de boilles qui s’entrechoquent, le claquement des volets, le rire de la factrice, le camion-citerne qui pompe en haletant de toutes ses bielles le lait «coulé» par les paysans, les sonnailles de l’automne, le chant étranglé du coq, la cloche appelant au repas de midi, la chanson de la faux dont le paysan martèle le fil…

Savoir tant de personnes heureuses d’être ailleurs a quelque chose de calmant. La radio m’invite à un double voyage par procuration en diffusant une chanson de Michel Fugain, Une belle histoire, racontant la rencontre amoureuse fugace entre un garçon qui descend vers le Midi et une jeune fille qui remonte vers le Nord.

Et puis, il y a les promenades autour de chez soi, ces trajets parcourus mille fois, sans jamais lasser, et toujours différents. Voyage entre le temps qui passe et le temps qu’il fait. Les nuages sont peignés, ou cumulés, repoussant le bleu du ciel à des hauteurs vertigineuses, ou ramifiés, délicat mycélium céleste, immobiles à mi-hauteur, lessive de Savoie.

Flânerie sur des chemins ensommeillés d’hiver en gris et blanc; vacances de printemps, herbe rase et collée au sol, la géographie peut se traverser en ligne droite; vacances d’été, terre sèche, poussière, éblouissements, marche ralentie dans l’air immobile, dense et flamboyant; vacances d’automne, terre molle, mouillée, odorante, densément couverte de vieille herbe. Les plantes ne poussent plus, elles ne survivent que par la force de l’inertie. Le monde se replie sur lui-même. Autour de quelques brins d’herbes, une araignée a tissé son piège tubulaire. Le temps de revenir sur mes pas avec un appareil photographique, le laboureur est passé par là. Les subtils enroulements de la soie arachnéenne ont disparu, la terre est prête, neuve, simple… Enfin, la terre est simple à distance ordinaire, mais quand on se penche pour y voir de plus près, on distingue de menus débris organiques qui se déferont avec les dernières chaleurs de l’arrière-automne; les variations de couleurs se multiplient et se divisent, transmutations du rouge au brun en passant par le violet, du brun au beige, traces de jaune, vert olive. Je pourrais agrandir indéfiniment mon regard. Alors je verrais des insectes microscopiques, chargés eux-mêmes d’animalcules infinitésimaux, sans couleurs, à peine structurés, occupés à parcourir le nanomètre qui sera leur chemin de la journée, et ainsi de suite jusqu’aux atomes, planètes cinglant dans le vide intersidéral à des vitesses inimaginables. Voyage vertigineusement immobile dans l’infiniment petit.

Je me souviens encore d’un vagabondage en solitaire dans la moyenne Broye. Arrivant des hauts de Lausanne, je m’étais restauré à Dompierre et montais en direction des Granges, digérant sans effort le repas de midi et cuvant doucettement un demi de gamay ordinaire. Les herbes étaient à leur acmé, à ce moment miraculeux où elles vont être coupées pour la première fois de l’année, le vent les courbait légèrement. Tout me prolongeait et je me sentais merveilleusement propriétaire de la plaine de la Broye. J’étais le maître du monde visible et tous les exploitants jusqu’à l’horizon étaient mes métayers…

Bien entendu, il est toujours valorisant pour un casse-pied d’énumérer les capitales du monde dans lesquelles il a visité des musées «incroyables», où il a rencontré des «gens fabuleux» dans des «petits bistrots d’habitués», en particulier celui qui fait «les meilleurs souvlakis d’Athènes», «les meilleurs burgers de New York» ou «la meilleur bouillabaisse de toute la Provence», et si simples, si sages, si drôles et authentiques, si autrement que chez nous. Au vrai, il ne fait que surfer à la surface des stéréotypes touristiques. Les pays qu’il parcourt lui demeurent étrangers (même si, en l’occurrence, c’est lui, l’étranger).

Amicale connivence avec ce professeur de grec passionné qui n’était jamais allé en Grèce. Son voyage intérieur, nourri de littérature, d’histoire athénienne et spartiate, de grammaire et de verbes défectifs, était plus fort, plus dense, plus réel. Celui qui a traversé la Grèce de part en part est-il certain de mieux la connaître?

Voyager physiquement n’est ni nécessaire ni suffisant pour connaître le monde et les gens. Des relations suivies, des rencontres quotidiennes, des similitudes de mœurs, une langue commune permettent parfois, tant l’usage élimine jour après jour le plat, le laid, le frivole et le faux, de percevoir un peu du fond des êtres, voyage métaphysique où l’on rencontre tout dans tout, et le monde dans chaque chose.

Je suis un grand voyageur.

Notes:

1      Voir le chapitre «Je déteste voyager», dans Carabas, de Jacques Chessex.

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