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Occident express 126

David Laufer
La Nation n° 2258 26 juillet 2024

C’est un restaurant traditionnel, au coin de ma rue. Les serveurs arborent un nœud papillon et ont tous la soixantaine bien tapée. Le décor est furieusement années huitante, des séparations de bois foncé garnies de fausses plantes vertes rythmant la grande salle où les habitués, presque tous des hommes d’âge mûr, palabrent en fumant et en se sirotant des petits verres de prune. L’autre jour, tout en avalant un plat de choux farcis, j’observais la tablée d’à côté. Quatre hommes, probablement tous retraités, confortables, vieux amis, partageaient un rôti et une bouteille de vin tout en traitant les affaires courantes. Au bout de quelques minutes, j’ai réalisé que tout chez eux m’était familier. Leur apparence, leur coupe de cheveux, leurs lunettes, leur façon de parler, mais plus encore les mimiques faciales, imperceptibles au nouveau venu, avec lesquelles ils ponctuent leurs phrases. Un mouvement de la bouche vers le côté, un regard qui glisse de gauche à droite, les mains qui s’ouvrent et semblent vouloir se défendre, la tête qui se penche sur l’épaule, tout ce petit langage corporel typique des mâles belgradois m’est désormais connu. Avec les années j’ai acquis mon petit dictionnaire personnel, qui me permet de traduire tout ce qui ne se dit pas en déchiffrant les visages, les gestes et les soupirs. Et tout en continuant d’observer ce petit quatuor, une forme d’affection m’a soudain rempli. Ce qu’il y a de bien à Belgrade, ce sont les Belgradois. Ils existent vraiment. On ne peut pas les confondre avec d’autres, tout les trahit au premier coup d’oeil. Je viens d’un pays dont les habitants sont aimables et efficaces, et tout à la fois dénués de ce qu’on pourrait qualifier de caractère national, ou même régional. Les Belgradois sont presque plus qu’un peuple, ils sont tous membres apparentés d’une vaste famille et s’ils tentent de s’en dédire, un petit tic vient les confondre à leur insu. Je ne ferai jamais partie de cette famille. Imiter et connaître ne suffit pas, il faut y avoir grandi. Pour moi, qui ne me suis nulle part senti vraiment chez moi, sans savoir pourquoi et sans en souffrir vraiment, évoluer au milieu de cette perpétuelle réunion de famille offre un réconfort tiède, un placebo de mère patrie qui ne me trompe pas, ou plus, mais dont l’illusion suffit à elle-même.

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