Goethe à la Dent de Vaulion
En 1779, Goethe est déjà un écrivain célèbre dans toute l’Europe: la traduction française des Souffrances du jeune Werther vient de paraître (1776). L’autre best-seller international de l’époque, La Nouvelle Héloïse (1761) avait mis le Léman et les Alpes à la mode. Rousseau est l’inventeur d’une perception nouvelle du paysage, fondamentalement émotionnelle: «C’est dans le cœur de l’homme qu’est la vie du spectacle de la nature.» De son côté, à la même époque, l’œuvre de Goethe est au cœur du mouvement Sturm und Drang. Son fameux Harzreise im Winter (1777) associe le sentiment religieux de la nature, sublime et mélancolique, à l’expérience de l’ascension du Brocken.
Attaché à la brillante cour de Weimar depuis 1775, Goethe est mentor et ami du duc Charles-Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach. Les deux jeunes hommes – Goethe a 30 ans, son disciple 22 ans – visitent, entre septembre 1779 et janvier 1780, le Jura, Lausanne, Genève, Chamonix, l’Oberland, le Valais, la Furka, pour finir chez le théologien et philosophe Lavater à Zurich.
Le 24 octobre
Guidée par un capitaine et le maître des eaux et forêts du baillage, une petite troupe quitte Rolle à cheval pour gagner la Vallée de Joux. Après avoir dépassé les maisons vigneronnes, elle s’engage sur la toute nouvelle route du Marchairuz, établie pour le transport du bois vers la plaine. Il faut trois heures pour atteindre le col par un tracé qui diffère sensiblement, sur le versant lémanique, de la route moderne construite après la Deuxième Guerre mondiale. Arrivés au Brassus de nuit dans un épais brouillard, les voyageurs sont logés chez des connaissances du capitaine, l’hôtellerie étant inexistante.
Le 25 octobre
Dans son récit de voyage, Goethe note qu’au matin «le temps était clair et froid, les prairies blanches de frimas». Après avoir franchi la zone marécageuse de l’Orbe, les cavaliers traversent Le Sentier, Le Lieu, pour atteindre Le Pont. Là ils prennent un guide pour les conduire à pied au sommet de la Dent par un chaud soleil d’automne. Une déception les attend: le brouillard recouvre tout le Plateau suisse. «De cette mer s’élevait à l’orient nettement dessinée toute la chaîne des montagnes blanches et des glaciers, sans distinction du nom des peuples et des princes qui croient les posséder, sous l’empire d’un Seigneur unique et grand et sous le regard du soleil qui les colorait d’une belle teinte rose.» Ils attendent quelques heures, dans le vain espoir d’une dissipation des brumes, et se résignent à prendre le chemin du retour par la rive droite du lac de Joux: «Il nous fallut avoir encore quelque chose à désirer», note le philosophe.
Au cours de sa randonnée, Goethe livre quelques réflexions sur les habitants et l’état des lieux: «Les gens sont instruits et de bonne mœurs. Ils font le commerce du bois, et ils élèvent du bétail. Ce bétail est petit. Ils font de bons fromages. Ils sont laborieux. […] Il se trouve ici beaucoup de lapidaires, qui travaillent pour les marchands de Genève et d’autres lieux. Cette industrie occupe aussi les femmes et les enfants. Les maisons sont solidement et proprement bâties. […] On voit partout régner le travail, l’activité et l’aisance. Mais il faut louer surtout les belles routes, dont l’Etat de Berne prend soin, dans ces lieux écartés, comme dans tout le reste du canton.» Il note aussi que les propriétés forestières, achetées par des particuliers aux moines prémontrés, ont été maintenues par les conquérants bernois. Celles-ci ont été étatisées à la Révolution. J’ai le souvenir d’un vieux Combier lâchant avec un ressentiment feint, au fond de la forêt du Risoud: «Voilà ce que les Vaudois nous ont volé!»
Le 26 octobre
Pour conjurer la déception de la mer de brouillard, les touristes décident de tenter l’ascension de la Dôle. L’équipe, munie de provisions de route (fromage, pain, beurre, vin), traversent le petit bois qui marque encore la frontière entre la Suisse et la France. Le contraste est saisissant: l’autoroute bernoise devient un mauvais chemin pierreux, la médiocrité des bâtiments indique la pauvreté des habitants qui, selon Goethe, «appartiennent, à peu près comme serfs, aux chanoines de Saint-Claude». Pendant que les domestiques emmènent les chevaux par la route à Saint-Cergue, les marcheurs atteignent la Dôle vers midi. Victoire! tout le pays de Vaud et de Gex est à leurs pieds, «comme une carte.» L’écrivain se livre à un bel élan lyrique: «La chaîne des glaciers étincelants rappelait toujours les yeux et l’âme. Le soleil déclinait toujours plus vers l’occident, et faisait reluire leurs plus grands plateaux. Du sein des neiges, que de rochers noirs, de dents, de tours et de murailles s’élèvent devant eux diversement rangés, et forment de sauvages, énormes, impénétrables portiques! Lorsque ensuite, avec leur diversité, ils se montrent nettement et purement, on abandonne aisément toute prétention à l’infini, puisque le fini lui-même est suffisant pour lasser la vue et les pensées. […] Ces hautes Alpes sont comme une sainte armée de vierges que, sous nos yeux, en des régions inaccessibles, l’Esprit du ciel se réserve pour lui seul dans une éternelle pureté.»
Le retour se fait au clair de lune vers l’auberge où un spectacle nouveau attend les randonneurs: le miroitement de l’astre nocturne sur le lac.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Ecole inclusive – Editorial, Félicien Monnier
- Fiscalité vaudoise – Vincent Hort
- Anton Bruckner, 1824 - 2024 – Jean-François Cavin
- Les défauts du PIB – Benjamin Ansermet
- Occident express 126 – David Laufer
- Divagations sur le non-voyage – Olivier Delacrétaz
- La collection Givel – Jean-Blaise Rochat
- Chemins – Jacques Perrin