Suppression de la valeur locative: un marché de dupes?
Le 20 décembre 2024, à l’issue d’un processus législatif laborieux, les Chambres fédérales ont adopté deux textes en lien avec la suppression de la valeur locative, ce revenu fictif imposé aux propriétaires de leur propre logement (résidence principale ou secondaire). Nous allons tenter de vous présenter de manière compréhensible ce serpent de mer politique et fiscal.
Un arrêté fédéral
L’article 127 de la Constitution fédérale traite des principes régissant l’imposition. Il contient actuellement trois alinéas, dont la teneur est la suivante:
1. Les principes généraux régissant le régime fiscal, notamment la qualité de contribuable, l’objet de l’impôt et son mode de calcul, sont définis par la loi.
2. Dans la mesure où la nature de l’impôt le permet, les principes de l’universalité, de l’égalité de traitement et de la capacité économique doivent, en particulier, être respectés.
3. La double imposition par les Cantons est interdite. La Confédération prend les mesures nécessaires.
L’arrêté fédéral relatif à l’impôt immobilier cantonal sur les résidences secondaires propose d’ajouter un nouvel alinéa 2 bis à l’article 127 précité, dont la rédaction ne brille pas par sa clarté, libellé ainsi:
Lors de la perception de l’impôt immobilier sur les résidences secondaires essentiellement à usage personnel, les Cantons peuvent déroger aux principes visés à l’al. 2 dans les limites prévues par la législation fédérale et pour autant que la valeur locative des résidences secondaires à usage personnel ne soit pas imposée par la Confédération et les Cantons.
Autrement dit, le texte proposé permettrait aux Cantons qui le souhaitent d’augmenter sensiblement l’impôt foncier sur les résidences secondaires, pour compenser le manque à gagner découlant de la suppression de l’impôt sur la valeur locative.
On peut se demander dans quelle mesure la proposition précitée rend une part de souveraineté fiscale aux Cantons dans le domaine de l’imposition des résidences secondaires. Leur marge de manœuvre reste cependant très réduite.
En fait, la problématique touche essentiellement les Cantons alpins: Berne, Grisons, Tessin et Valais. Selon le rapport de la Commission à l’origine du projet, dix-neuf Cantons et demi-Cantons se sont prononcés contre le système proposé, et sept en sa faveur, lors de la procédure de consultation1.
Puisqu’il s’agit de modifier la Constitution fédérale, le peuple et les Cantons seront appelés à se prononcer sur cet arrêté, probablement au cours du second semestre 2025.
Une loi fédérale
En parallèle, le Parlement a adopté une loi fédérale relative au changement de système d’imposition de la propriété du logement2. Cette loi implique la modification de différents textes légaux, dont la loi fédérale du 14 décembre 1990 sur l’impôt fédéral direct (LIFD) et celle sur l’harmonisation des impôts directs cantonaux (LHID).
En résumé, la suppression de l’imposition de la valeur locative irait de pair avec la suppression de plusieurs déductions, en particulier:
– les frais d’entretien relatifs au logement principal ou à la résidence secondaire;
– les intérêts passifs privés (sous réserve d’une exception partielle pour la première résidence principale);
– les frais de rénovation énergétique au niveau fédéral;
– certains autres frais, comme la remise en état d’un immeuble nouvellement acquis.
Cette nouvelle loi fédérale est soumise au référendum facultatif, le délai référendaire se terminant après Pâques (22 avril 2025), mais son entrée en vigueur est subordonnée à l’acceptation de la réforme constitutionnelle précitée.
Première appréciation
Rappelons que la valeur locative correspond au loyer que le propriétaire encaisserait s’il mettait son logement en location, plutôt que l’habiter lui-même. Il s’agit donc bel et bien d’un revenu fictif. Le principe de supprimer un impôt sur un gain que le contribuable ne touche pas est théoriquement juste.
Cependant, la suppression des déductions liées à cet impôt pose plusieurs problèmes pratiques:
– la déduction des intérêts passifs concernerait non seulement la propriété immobilière, mais aussi les crédits à la consommation;
– supprimer la possibilité de déduire les frais d’entretien est un mauvais signal: on dissuaderait les gens d’entretenir leur immeuble (voire on les inciterait à recourir au travail au noir);
– la fin de la déduction des travaux de rénovation énergétique au niveau fédéral est incompréhensible: elle s’oppose frontalement aux objectifs de la politique climatique.
Conclusions
Vu le référendum obligatoire, et le lien avec la nouvelle loi fédérale, il est vraisemblable qu’aucun référendum facultatif ne sera lancé contre cette dernière. La campagne pour ou contre la suppression de l’imposition de la valeur locative se concentrera donc sur le vote constitutionnel, à la double majorité du peuple et des Cantons.
Ce projet présente des avantages et des inconvénients. A notre sens, les aspects négatifs sont au moins aussi importants que les côtés positifs. En comparant les deux plateaux de la balance, nous nous demandons si la suppression de la valeur locative, telle qu’elle nous est proposée, n’apparaît pas en définitive comme un marché de dupes.
Notes:
1 Initiative parlementaire, introduction d’un impôt réel sur les résidences secondaires. Rapport de la Commission de l’économie et des redevances du Conseil national, FF 2024 / 1773, p.8.
2 FF 2025 / 23.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
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