Ordre et Liberté: réponse à M. Philippe Leuba
Le 7 février dernier, nous écrivions que le libéralisme péchait «dans ses fondements en postulant que l'ordre naîtra de la liberté des hommes, alors que c'est l'inverse». Dans la dernière Nation, M. Philippe Leuba critiquait cette approche. Selon lui «liberté et ordre ne sont pas fruit l'un de l'autre, mais consubstantiels. Si l'on prend la peine d'y réfléchir, il n'y a pas de libertés solides sans ordre, […] comme il n'y a pas d'ordre sans liberté». Cette réaction nous donne l'occasion de préciser notre propos.
Avant de s'inscrire dans un ordre, l'individu n'est pas libre. Au contraire, il est en proie à un déterminisme total, soumis à des forces tantôt animales, tantôt diaboliques qui le rendent cupide, violent, orgueilleux. C'est en s'insérant dans le tissu social, en occupant une fonction au sein de la communauté que l'individu, petit à petit, devient un sujet relativement autonome et libre pourvu d'esprit critique et de sens commun. Le paysan qui travaille sa terre et le villageois qui participe à la vie locale sont sûrement libres. Le père de famille qui reçoit et transmet un savoir-faire peut se prévaloir d'une certaine liberté, tout comme le vagabond, le poète et le moine. Mais l'homme, conçu abstraitement, ne jouit d'aucune liberté par défaut. Il naît libre en puissance, mais non pas en acte comme le prétend la Déclaration des droits de l'Homme.
Par suite, non seulement l'ordre précède la liberté, mais il rend également possible son exercice. Faisons-nous bien comprendre: l'ordre dont nous parlons ici n'est pas seulement juridique. Il est aussi culturel, moral, familial, professionnel, symbolique, religieux. C'est un écosystème où s'articulent des liens communautaires, des habitudes, des interdits et un langage partagé.
Or, cet ordre est aussi très fragile. Les bases morales sur lesquelles il repose menacent de s'effondrer sous les assauts du relativisme, mettant ainsi en danger l'autonomie du sujet humain. De là naît l'importance de réaffirmer ces bases parfois même «contre l'esprit du temps».
Nous savons que la morale populaire ne se façonne pas à coups de décrets et que cette réaffirmation doit d'abord être culturelle et spirituelle. Sur ce point, on constate que la droite libérale, dans sa majorité, a abandonné le terrain culturel au profit des enjeux économiques.
Ce combat culturel doit bien sûr être mené en priorité par des communautés non étatiques. Les Eglises, associations et académies ont pour mission d'irriguer directement et positivement les mœurs de la population. Quant au législateur, quel rôle peut-il jouer? D'après M. Leuba, il doit d'abord constater les «valeurs fondamentales partagées par la communauté» pour adapter la loi en conséquence, au contraire des régimes dictatoriaux qui veulent «changer l'homme […] par décret» et «transformer le pays en un vaste camp de rééducation». Nous admettons volontiers que l'ordre juridique doive tenir compte de la mentalité de la population, mais nous ajouterons qu'il doit aussi pouvoir l'influencer d'une manière négative et indirecte en freinant les forces qui subvertissent l'ordre social et en provoquant les conditions favorables à la transmission de la foi, de la raison et de la civilisation dans tous les domaines.
Nous n'avons pas l'ambition de changer l'homme, ce qui est le propre des régimes révolutionnaires qu'ils soient d'ailleurs démocratiques ou dictatoriaux, mais plutôt de le préserver et d'assurer les conditions de sa liberté. S'agissant de la loi, il faut bien distinguer le but et le moyen de l'atteindre. La préservation de l'ordre social est le but premier de la loi. L'assentiment du peuple, en revanche, n'est qu'un moyen de garantir son applicabilité.
Dans cette optique, si le pouvoir politique n'a effectivement pas intérêt à imposer des lois en totale rupture avec «l'esprit du temps», il peut tout de même ralentir la décomposition de l'ordre social ou au moins s'abstenir d'y prendre une part active. Une telle posture pourrait par exemple consister à protéger l'indépendance de l'université et de ses enseignements, dont le rôle critique et intellectuel est à la base de l'autonomie de la personne en Occident.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La langue du troisième Reich – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Communes: un regard du bout du Lac – Revue de presse, Rédaction
- Décroissance à géométrie variable? – Jean-Hugues Busslinger
- Le platisme et la décroissance – Jean-François Cavin
- L’identité suisse au défi – Jean-Baptiste Bless
- Suppression de la valeur locative: un marché de dupes? – Antoine Rochat
- Dépenses de personnel de la Confédération – Jean-François Cavin
- C’est la guerre, toujours – Jacques Perrin
- Les aborigènes au pouvoir – C.
- Un chef de l’Armée ne devrait pas dire ça – Le Coin du Ronchon