C’est la guerre, toujours
C’est la guerre en Ukraine. Elle oppose deux peuples frères. Des deux côtés, canons, missiles et drones; cyberguerre, propagande habile, mais aussi impéritie, méconnaissance de l’ennemi… De la technique performante, et de la boue, des tranchées, des lignes fortifiées, de la neige, du sang versé, des hommes estropiés; des morts, peut-être un million, si l’on additionne les pertes présumées de part et d’autre; des civils tués, des actes de cruauté, des désertions; un énorme besoin d’armes et de munitions, mais aussi de chair à canon: sans hommes un peu rudes, rien ne fonctionne.
Sous le rapport du progrès technique et des pertes humaines, cette guerre rappelle le premier conflit mondial.
Extrayons de notre bibliothèque un livre de Bernard Maris, économiste et écrivain; il a épousé Sylvie, fille de Maurice Genevoix. Son livre s’appelle L’homme dans la guerre ; Maurice Genevoix face à Ernst Jünger (Grasset, 2013). Il est fondé sur deux sommes, Ceux de 14 de Genevoix (1890-1980) et Orage d’acier de Jünger (1895-1998).
Genevoix, 23 ans, est un guerrier patriote qui combat chez lui. Jünger, 19 ans, est l’intrus, voué à la grandeur du Reich allemand; la seule chose qu’il déplore dans cette guerre, c’est de l’avoir perdue. Genevoix et Jünger ont des points communs: ce sont de très jeunes gens, des chefs remarquables, «intuables». Durant leur vie, ils n’eurent jamais d’emploi, ils se battirent puis écrivirent. Ils apprécient la nature, les forêts, les animaux.
Genevoix aime surtout les hommes, même s’il aime parfois la guerre, tandis que Jünger aime la guerre, même s’il pleure parfois les hommes. Genevoix est grièvement blessé en avril 1915, tandis que Jünger finit la guerre à l’hôpital en août 1918. Jünger est un écrivain-né; la guerre a fait de Genevoix un écrivain. Genevoix est un vainqueur triste, Jünger un vaincu amer.
A 18 ans, attiré par l’Afrique, Ernst fugue; mais son père obtient que la Légion étrangère le licencie. En 1914, engagé volontaire, il reçoit une formation d’officier. Il sera blessé quatorze fois. Ses blessures sont parfois providentielles, l’éloignant du front quand son régiment hanovrien va être décimé. Jünger, grand lecteur, est fasciné par la figure du lansquenet qui tue, pille et viole. Le jeune lieutenant encore effrayé par les femmes voit en la guerre une occasion de libérer ses instincts. Il a une gaieté de gamin qui fait du scoutisme à balles réelles. Il ne cache pas ses moments d’ivresse, les beuveries, les pillages, ni sa peur folle quand il fuit comme un lapin. Il apprend à maîtriser la panique et celle de ses hommes. Il tue, il aime tuer; donner l’assaut le soulage. Sa vision de l’armée est aristocratique, un fossé infranchissable sépare l’officier de la troupe. Il est plus abstrait que Genevoix, il philosophe. Il écrira plus tard La guerre comme expérience intérieure, où comme Freud il postule une pulsion de mort qui balaie les couches de civilisation comme de la poussière. Bien que baptisé et confirmé protestant, il tient des propos plutôt païens. Il lui arrive pourtant de prier et il lira deux fois la Bible entièrement durant la Seconde Guerre mondiale, se convertissant au catholicisme deux ans avant sa mort. Jünger, chef de section d’assaut de grande valeur, reçoit la plus prestigieuse décoration de l’armée impériale, l’ordre Pour le Mérite. Le mélange de violence hypertrophiée par la technique et de carnage à mains nues le bouleverse. Il écrit: La mort pour une conviction est l’achèvement suprême. Elle est dans un monde imparfait quelque chose de parfait. Pour lui, tant qu’il y a de la guerre, il y a de l’espoir, ajoute Bernard Maris. Les brutes se mêlent aux tâcherons des barbelés, aux travailleurs du canon et de la mitrailleuse. Comme beaucoup de ses camarades, Jünger juge que l’Allemagne n’a pas vraiment été vaincue. Il envisage une revanche, menée par la race dure des anciens combattants, cuirassée d’acier, aux regards affûtés. Une idéologie préconisant la fusion des guerriers et des ouvriers de l’industrie lourde s’installe dans la tête du jeune homme. Puis l’âge et des expériences tragiques éteindront en profondeur le bellicisme de Jünger auquel Hitler et sa bande déplaisent.
Il reste vrai que l’alliance de la technique de pointe avec le courage des hommes dans la boue peut vaincre. En 1945, l’union de la science et de l’industrie américaines avec la chair russe a anéanti les armées japonaise et allemande.
Maurice Genevoix est né au bord de la Loire, de parents commerçants. Intellectuel sportif, élève brillant, il fréquente le lycée d’Orléans, puis monte à Paris. Il fait son service militaire. Elève de l’Ecole normale supérieure, il est mobilisé au 106e d’infanterie comme sous-lieutenant, au moment où il devrait entamer son année préparatoire à l’agrégation de lettres. Genevoix se méfie des idées générales, il est plus concret que Jünger. Il emprunte un autre chemin vers la vérité. Il témoigne plus qu’il ne théorise. Au sommet de sa forme physique, il se révèle un excellent chef, économe de ses hommes. Patriote, il a la rage de défendre son pays. C’est un guerrier qui n’aime ni ne déteste tuer. Il fait le boulot. Il a un ami cher, Porchon, lieutenant d’active, jeune saint-cyrien, meneur d’hommes, doué dans l’art d’enrayer la panique. Genevoix est attentif au regard inquiet de ses subordonnés. Il leur rend confiance, souffrant de la mort de n’importe quel soldat: Un homme tombe à côté de lui. Il n’ose regarder, il se tourne, voit l’homme dont les jambes sont secouées de spasmes et les mains raclent le sol – ce raclement épouvantable, pitoyable, ce désespoir de l’homme qui s’accroche à la terre […]. Genevoix et Jünger scrutent les visages, ce moment terrible où la mort emporte le vivant, où l’œil se voile et se trouble […].
Jünger et Genevoix sont engagés en même temps près de la célèbre Tranchée de Calonne, afin de prendre ou reprendre le piton des Eparges (10'000 morts dans chaque camp…). La compagnie que Genevoix commande par intérim y est engagée trois fois. L’ami Porchon, alors qu’il se rend au poste de secours pour faire panser une blessure légère, a la poitrine défoncée par un éclat d’obus et meurt. Puis c’est Genevoix qui est atteint de trois balles. Ses hommes l’évacuent. Il s’en sort mutilé, perdant l’usage de la main gauche. Sa guerre est finie. Il écrira: Ce que nous avons fait, c’était plus que ce que l’on pouvait demander à des hommes, et nous l’avons fait.
Mais les surhommes étaient des hommes, ajoute Maris, Genevoix a apprivoisé la mort. Il ne la glorifie pas et ne la nie pas, elle fait aimer la vie. Genevoix écrira plus tard des romans où la Loire, la forêt et la nature ont le beau rôle. Prix Goncourt 1925, il est élu à l’Académie française, puis «panthéonisé» en 2020 par Emmanuel Macron. Un de ses doubles romanesques dit: Je suis né catholique, je le reste. Mais je demande à Dieu qu’Il me laisse le prier à travers Sa création.
Jünger et Genevoix, face à face aux Eparges sans le savoir, blessés à quelques heures d’intervalle, ne se rencontreront jamais après la guerre.
Bernard Maris se demande dans son livre de 2013: « Jamais vous n’aimerez la vie comme nous aimons la mort. » Cette phrase insondable d’un chef terroriste préparant ses hommes aux attentats-suicides, pouvait-on la faire dire au jeune lieutenant Jünger ? Elle nous habitait Sylvie et moi. Il ajoute: […] Comme une bombe qui éclate à la terrasse d’un café, la guerre tombe avec fracas.
Terroristes? Attentat? Bombe à une terrasse?
Le 7 janvier 2015, Maris participe à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo où il tient une chronique. Des islamistes l’assassinent, lui et sept autres personnes.
C’est la guerre, toujours.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- La langue du troisième Reich – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Communes: un regard du bout du Lac – Revue de presse, Rédaction
- Décroissance à géométrie variable? – Jean-Hugues Busslinger
- Le platisme et la décroissance – Jean-François Cavin
- L’identité suisse au défi – Jean-Baptiste Bless
- Suppression de la valeur locative: un marché de dupes? – Antoine Rochat
- Ordre et Liberté: réponse à M. Philippe Leuba – Colin Schmutz
- Dépenses de personnel de la Confédération – Jean-François Cavin
- Les aborigènes au pouvoir – C.
- Un chef de l’Armée ne devrait pas dire ça – Le Coin du Ronchon