L’avenir du français et la revanche des «littéraires»
Quand les débats publics portent sur l’apprentissage des langues, il semble qu’il faille les étudier toutes avec le plus grand zèle, sauf le français. L’anglais est révéré pour son efficacité; certains parents portugais veulent que leurs enfants entretiennent la langue maternelle aux frais des écoles cantonales; la connaissance de l’allemand promeut, paraît-il, la cohésion prétendument «nationale» des Helvètes; même les Genevois se mettent au suisse allemand! La maîtrise du chinois promet des affaires commerciales juteuses. Et apprenez l’arabe, on ne sait jamais!
N’allez pas croire que l’opinion respecte les langues pour elles-mêmes! Afin d’épargner aux jeunes «apprenants» les affres de l’étude, une néo-langue universelle ferait l’affaire, une sorte d’espéranto qui se constituerait spontanément. Nous y arrivons, trop lentement aux yeux des «communicants» enragés.
A quoi peut servir un professeur de français? N’enseigne-t-il pas une langue presque morte, rongée par l’anglais de cinq cents mots, livrée au laxisme langagier des «people», des artistes «citoyens», des politiciens «proches des gens» dont les journalistes s’emploient à «décrypter» les propos «historiques» et répercutent sans se lasser le discours multiculturaliste, que même les locuteurs les moins doués peuvent tenir dans n’importe quelle langue.
La partie n’est pourtant pas perdue. Evitons la rhétorique – le plus souvent dépourvue de sens politique – des désespérés qui se plaisent à habiter une forteresse dont ils ne cessent d’annoncer la chute imminente.
Certains parents osent encore espérer que leurs enfants sauront, à l’issue de leurs études, lire et écrire un français compréhensible voire, pour les plus ambitieux, élégant. Les maîtres se doivent d’accomplir la mission que les parents d’élèves leur confient, quelque défavorables que soient les conditions.
Il existait autrefois plus d’illettrés qu’aujourd’hui; l’art de bien lire et de bien écrire a toujours été cultivé par un petit nombre de personnes. L’ennui est que les puissants du jour, à de rares exceptions et contrairement à la bourgeoisie du début du siècle dernier, ne témoignent aucun souci du beau langage. Du moment que, servis par les nouvelles technologies, ils savent communiquer, autrement dit mentir, du moment que leurs décisions impactent les populations sans défense et génèrent des profits, du moment qu’ils trouvent le personnel flexible qu’ils ont besoin, aucun reproche ne les atteint: Y a pas de soucis!
De petits groupes obscurs se voient contraints de conserver ce que les élites négligent: la langue française, patrimoine inépuisable qui survit, malgré les apparences. La langue est notre premier bien commun, elle nous unit et fonde la communauté en l’exprimant. «Je voudrais exprimer», dit Aimé Pache dans le roman éponyme de Ramuz, avant de peindre le Dragon vaudois. Exprimer, c’est mettre en forme un chaos de sensations et de passions, ou organiser des brouillons de pensées, car il n’existe aucune réflexion qui ne serait pas formulée. Les mots précèdent la pensée, c’est pourquoi il importe d’«enrichir son vocabulaire», comme on dit à l’école. Selon le philosophe Wittgenstein, «les limites de ma langue sont les limites de mon monde». Crier, gesticuler, danser, peindre (comme aimé Pache) ou chanter sont d’autres moyens d’exprimer, même si Stravinsky pensait que la musique n’exprime rien, ce qui se discute.
Le besoin d’«exprimer» est essentiel à l’âme humaine. L’école doit satisfaire cet élan primitif. Le langage articulé en mots indique la voie royale, car il permet non seulement de s’approprier ce qui existe, mais aussi de réfléchir aux autres moyens d’expression et de les développer.
On a beaucoup dit qu’il faut permettre aux enfants de «s’exprimer»; les babas s’imaginaient que l’expression laissée à elle-même libère l’enfant d’on ne sait quelle prison sociale. Ce n’est pas la fin que l’école poursuivra en priorité. Les élèves s’exprimeront s’ils parviennent à exprimer quelque chose en acquérant les outils que la langue leur offre.
Les maîtres de français visent à ce que les enfants sachent bien lire et écrire. Cette tâche est infinie. La langue comporte des niveaux et des registres multiples. Taper cinq mots sur son téléphone portable ne requiert pas le même apprentissage que la rédaction d’un procès- verbal. Celle-ci demande à son tour moins d’énergie que la composition d’un poème ou d’un essai philosophique. L’enseignement actuel du français s’uniformise par souci d’égalité. C’est à diversifier les approches qu’il faudrait songer. Dès le plus jeune âge, les élèves ne manifestent pas tous les mêmes aptitudes ni le même goût pour l’expression. Si nous apprêtions un aliment pour chaque appétit? Par les temps qui courent, les «littéraires» affamés (souvent des filles dans les petites et moyennes classes), manifestant un don pour l’expression écrite et la compréhension des œuvres, traités d’«intellos» par leurs camarades, sont isolés et ne reçoivent pas suffisamment à manger. Dans sa classe de collège ou de gymnase, le maître de français peut toujours compter sur trois ou quatre élèves qui se saisiront du flambeau des belles lettres. Il doit veiller sur eux car ils sont fragiles. Aucun prestige n’est plus attaché aux études littéraires; les «lettreux», quasi privés de grec et de latin, compléments nécessaires, sont comme des passagers clandestins sur le paquebot scolaire où les «scientifiques» et les «économiques», constituant le gros de l’équipage, président à la manœuvre.
Par bonheur, les nouvelles techniques de communication remettent l’écrit à la mode. La maîtrise de la langue peut redevenir une compétence recherchée, voire un enjeu vital. La multiplication des échanges a répandu sur le globe les commentaires délirants et les analyses sommaires. La langue de bois libérale-socialiste, les mensonges des publicitaires, les discours vides sur les droits de l’homme, les valeurs et la démocratie, les fictions imaginées pour influencer les comportements et les choix électoraux (le storytelling des Anglo-Saxons) nous asservissent.
Pour distinguer parmi les messages transmis ceux qui éclairent notre compréhension du monde au lieu de la brouiller, nous aurons besoin de la précision, de la clarté d’esprit et de la sensibilité au beau que confère l’étude approfondie de la langue française affinée par les siècles, travaillée par des générations d’artistes et de poètes, vivifiée sur les cinq continents par des locuteurs de chair et de sang.
notre langue maternelle deviendra une arme d’auto-défense contre la novlangue mondiale. Le langage de l’âme s’opposera à celui des cerveaux sans corps.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L’Eglise évangélique réformée du Canton de Vaud communique – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Soli Deo Gloria – Jean-Blaise Rochat
- Retour sur une affirmation – Georges Perrin
- Rosebud et la FAO – Antoine Rochat
- La médaille d’or de l’écologie – Alexandre Bonnard
- Se libérer de l’angélisme originel – Revue de presse, Ernest Jomini
- Quelle confiance? – Revue de presse, Philippe Ramelet
- Aménagement du territoire – Revue de presse, Philippe Ramelet