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«Le reste est silence»

Yannick EscherLa page littéraire
La Nation n° 1962 8 mars 2013

Flânant au milieu des étalages de DVD d’un grand magasin, à la recherche d’une hypothétique réédition d’œuvres de Théodor Dreyer ou d’Akira Kurosawa, je surprends la conversation de deux employés classant les nouveautés. Nos Bouvard et Pécuchet se gargarisaient de grandes théories sur l’inutilité de vendre des «vieilles» pièces de théâtre, en anglais de surcroît. Intrigué, je m’approche et constate, non sans surprise, qu’ils parlaient de la réédition de l’intégrale des pièces de Shakespeare par la BBC. Les deux vendeurs, qui ne savaient comment classer Le doux cygne de l’Avon entre le dernier James Bond et les séries télévisées du moment, nous interpellent à juste titre: à quoi bon fréquenter Shakespeare aujourd’hui?

A quoi bon, «[…] sinon dans l’espoir d’une beauté mise à nu, d’une vie plus dense et d’un coup de sonde dans son mystère le plus profond? […] sinon dans l’espoir que l’écrivain rendra nos journées plus vastes et plus intenses, qu’il nous illuminera, nous inspirera sagesse et courage, nous offrira la possibilité d’une plénitude de sens, et qu’il présentera à nos esprits les mystères les plus profonds, pour nous faire sentir de nouveau leur majesté et leur pouvoir?» En effet, «encore et toujours, nous avons besoin d’éveil, nous devrions nous rassembler en longues rangées, à demi vêtus, tels les membres d’une tribu, et nous agiter des calebasses au visage, pour nous réveiller; à la place nous regardons la télévision et ratons le spectacle». (Annie Dillard)

Cet émerveillement, cet éveil provoqué par le barde élisabéthain est habilement illustré dans le film Opération Shakespeare (Penny Marshall, 1994) avec Danny DeVito. Dans cette comédie, nous voyons évoluer de jeunes recrues désemparées qui s’épanouiront grâce à l’étude de Shakespeare. Comment Shakespeare provoque-t-il cet émerveillement? G. K. Chesterton affirme que c’est en nous offrant «[…] une leçon différente pour chaque époque […], adaptée aux infortunes et aux vices particuliers du moment». Quelle leçon peut nous donner le dramaturge aujourd’hui? Face à l’idéalisme, Shakespeare nous apprend le réalisme.

Cela a de quoi nous étonner. En effet, à la suite de Stendhal (Racine et Shakespeare, 1823) et de Victor Hugo (préface de Cromwell, 1827), la critique continentale a eu la fâcheuse tendance à annexer l’auteur de Macbeth au romantisme, cet héritier bâtard des Lumières et le pendant littéraire de la révolution française. En fait, Hamlet n’a rien d’une âme mélancolique à la Werther, et Roméo et Juliette n’ont que peu de choses en commun avec Rhett Butler et Scarlett O’Hara.

Le réalisme de Shakespeare nous semble synthétisé dans cette tirade d’Hamlet: «Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie.» (Hamlet I, 5) «Le ciel et la terre» représentent la réalité, opposée ici à «la philosophie», c’est-à-dire ce que nous percevons et concevons abstraitement de la réalité. Comment le comprendre concrètement?

Il y a quelques années, un professeur d’université n’hésitait pas à affirmer que «c’est la pensée de l’historien qui crée le fait historique». L’éminent homme voulait faire comprendre à ses étudiants que l’histoire est une construction et non un fait. Est-ce étonnant? Non, le «Je pense donc je suis» de Descartes a évolué en un «Je pense donc la réalité est». Tout le drame de l’idéalisme se trouve là, son impasse aussi. Or, Shakespeare est, en quelque sorte, l’apôtre subtil du sens commun qui nous ramène à la réalité. Mais ce sens commun n’a rien à voir avec le subjectivisme des Lumières. Il s’agit plutôt de la racine commune des cinq sens qui nous font percevoir la réalité, une sorte de «sens central qui aurait pour fonction de coordonner les sensations propres à chaque sens spécial, en la rapportant à un même objet et par là de nous en donner la perception». (A. Lalande)

L’important n’est pas ce que nous pensons ou ce que nous pouvons projeter sur la réalité pour justifier tout et le contraire de tout. L’important, c’est la réalité qui commande son mode de connaissance propre. Saint Augustin l’avait déjà écrit en une formule lapidaire: «Je cherche pour connaître une chose, non pour la penser.» (Soliloque I, III, 8)

Il suffit de considérer quelques personnages de Hamlet. Ophélie est une jeune fille obéissante et loyale vis-à-vis de sa famille et de son roi. Le fougueux Laërte ignorant les subtilités courtisanes est le type même du défenseur de l’honneur familial. Hamlet n’est pas un homme qui lutte contre ses faiblesses, mais plutôt un esprit chevaleresque qui attend le moment favorable pour passer à l’action.

Alors, à quoi bon lire Shakespeare? Outre l’émerveillement et l’enchantement, Le doux cygne de l’Avon jette une lumière dans l’abîme fantasmagorique de l’idéalisme et du relativisme contemporains pour nous ramener sans cesse à la réalité. Et «le reste est silence». (Hamlet V, 2)

 

YAnnIck EScHEr

 

Coffrets DVD: Shakespeare I et II, BBC 2012. Peter Ackroyd, Shakespeare – la biographie, Le Point, Paris 2008.

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