Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Le décor

Jacques Perrin
La Nation n° 1962 8 mars 2013

Est-il aujourd’hui plus difficile de distinguer le réel du virtuel, la vérité du mensonge?

Peut-être bien, parce qu’il existe des personnes payées pour «communiquer», pour nous raconter des histoires (le storytelling à l’américaine), pour nous faire avaler des couleuvres. A l’époque de la Grande Catherine déjà, le ministre Potemkine faisait dresser des villages en carton-pâte afin que la tsarine crût que tout allait pour le mieux dans les campagnes russes…

«Depuis que les hommes ne croient plus en Dieu, a dit Chesterton, ils croient en n’importe quoi.»

Ils croient notamment à la démocratie. Ce sont parfois des feuilletons télévisés (des fictions!) qui rompent le charme. Une série danoise, Borgen, imaginée par des démocrates scandinaves pour des démocrates de tous les pays, nous laisse entrevoir les coulisses du théâtre. Ainsi un personnage nommé Laugesen, d’abord chef du parti social-démocrate puis journaliste à scandales, cynique et fier de l’être, déclare en urinant devant le Parlement danois: «L’idée naïve que le peuple décide… le peuple décide que dalle! C’est un minuscule cercle de privilégiés qui décide de ce qui se passe au Danemark, des chefs d’entreprise, quelques journalistes, des hommes politiques… Aussi longtemps que je serai dans ce cercle, ils peuvent appeler cela “démocratie”, ou autrement, si ça leur fait plaisir…».

Cette remarque rafraîchissante rappelle ce qui a été répété dans ces colonnes. La démocratie est une religion avec son clergé, sa liturgie, son credo. On nous demande d’admettre au moins quatre dogmes: la volonté générale, cette extravagante invention de rousseau, décide de ce qui est vrai politiquement; l’égalité est le but poursuivi; nous sommes bardés à notre naissance de droits innombrables parce que nous sommes tous des citoyens en devenir et surtout des êtres humains d’une égale dignité; le règne universel de la démocratie est imminent.

A ces dogmes, le soussigné n’a jamais cru, même durant son enfance. Un enfant se rend compte que rien ni personne n’est égal dans le monde, sauf en mathématiques ou parce qu’on le décide. Il comprend aussi qu’une idée peut être vraie même si une seule personne la défend, voire personne, qu’une majorité de hasard ne transforme pas le faux en vrai. Il saisit vite qu’il n’y a pas de «monde meilleur» sauf dans les contes de fée. Un seul monde existe, celui où il vit.

Tous les démocrates n’admettent pas tous les dogmes. Quand le peuple s’oppose à un projet de loi et gronde (contre le «mariage pour tous» par exemple), le «petit cercle des privilégiés» ne s’en émeut pas, car il sait que ladite loi va dans «le sens de l’histoire», celui de l’égalité. Les dogmes sont hiérarchisés: l’égalité est paradoxalement le dogme suprême.

Dans le présent article, nous voudrions insister sur les droits, non seulement sur les droits de l’homme, mais aussi sur les libertés bien concrètes que notre qualité de citoyen d’un Etat donné nous confère. Ces droits sont contenus dans des Déclarations et des codes. Nous sommes censés les connaître. Il semble que leur simple «déclaration» les ait fait exister, c’est le miracle de la religion démocratique moderne, une fiction apaisante et réconfortante.

En réalité, ces droits sont virtuels. Ils ne s’actualisent que si chacun d’entre nous y met du sien. Nous n’avons des droits que dans la mesure où nous exerçons notre puissance d’agir. Autrement dit, la force et le droit séparés sont peu de chose, et la force donne le branle à l’affaire.

C’est pourquoi il est faux de seriner aux enfants qu’ils ont des droits; on doit d’abord les rendre forts afin qu’ils agissent, qu’ils se fassent des amis, qu’ils concluent des alliances, car on est rarement fort tout seul. La faiblesse, la timidité, l’ignorance et la solitude nous privent de nos droits. Petits enfants, nous bénéficions de la bienveillance de nos parents et de la société. Cette bienveillance, il faut ensuite travailler à la conserver, à l’accroître. Celui qui fuit le monde ou qui est privé de puissance d’agir n’a pas de droits.

Nous connaissons tous des personnes âgées et isolées qui, d’une part, ne connaissent pas leurs droits et, d’autre part, seraient bien en peine de les faire respecter si elles les connaissaient.

Nous ne parlons pas ici de ces droits absurdes, comme le droit au bonheur, à la santé, à la vie, à l’épanouissement personnel, etc., mais de libertés concrètes garanties par l’appartenance à une communauté.

Une dame âgée est cambriolée, son ex-mari ne lui verse plus sa pension, la caisse maladie fait des difficultés: elle ne se plaint pas, n’ose pas «demander», ne veut pas «déranger», ne sait à qui s’adresser, a peur de la police; son droit n’existe plus. Mais peut-être qu’une voisine compatissante à qui elle a fait du bien quand elle était encore valide lui vient en aide, et son droit retrouve de la consistance.

Une éducation fondée sur l’envie et des déclarations de «droits à» comporte un double inconvénient. Elle crée d’une part une classe de victimes professionnelles et de parasites qui, bien conseillés et encadrés, consomment des droits à n’en plus finir, de telle sorte qu’un rentier AI à 100% pour raisons psychiques, s’il est au courant de tout ce qu’il peut empocher en matière de subventions et d’indemnités, gagne mieux sa vie qu’une vendeuse.

D’autre part, elle engendre des personnes passives imaginant que la nourriture leur viendra toute seule à la bouche, incapables d’agir en vue d’actualiser leurs droits.

L’autonomie à laquelle vise l’éducation implique que la personne existe par ses efforts et les liens qu’elle tisse avec autrui, non qu’elle fasse la potiche dans le décor démocratique.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: