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La Forêt du Mal

Lars KlawonnLa page littéraire
La Nation n° 1962 8 mars 2013

«Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle.»

Andromaque

Voilà un livre1 qu’il est difficile de résumer en quelques lignes, voire impossible tant le cheminement de sa pensée est riche. On peut même s’y perdre, comme un enfant peut se perdre dans la forêt. Alors que décidément on ne se perd jamais dans la cité du Bien. La philosophie nous prend par la main, elle balise la route, tandis que la littérature, à l’instar du petit Poucet et de ses frères, nous fait pénétrer dans la forêt du mal. Son auteur, Gérard Joulié, écrivain et traducteur – il a notamment traduit Chesterton –, n’aime pas la pensée molle. Concilier les idées, relativiser, installer à tout prix des ponts et des passerelles n’est pas sa tasse de thé. Il préfère opposer pour mieux distinguer. Ici point de flou, point de confus érigé en discours intellectuel. L’homme a des idées claires, incisives et pleines de bon sens. Cela en soi est déjà un exploit dans un monde où, chaque jour, on nous parle en bien du mélange, de la coexistence et de l’ambiguïté comme s’il s’agissait de vertus absolues. Le despotisme de la non-pensée allié à la phobie du jugement, cela fait un sacré cocktail Molotov.

Dans La Forêt du Mal, il est question de racine, de Baudelaire et de Proust. D’abord, Joulié fait un constat: Dieu et le diable ont disparu du monde moderne, remplacés par le divan du psy. Les pécheurs sont déculpabilisés. Il n’y a plus de péchés, plus de tabous, plus d’interdits. Tous les interdits tombent les uns après les autres. Or la tragédie antique et classique est ordre et transgression. S’il n’y a plus de fautes, plus de règles, il n’y a plus de transgression. Par conséquent, il n’y a plus de tragédie possible, car la tragédie est «un genre éminemment moral».

Comment définir la tragédie? Joulié donne la définition suivante: elle est le châtiment de la démesure. Les héros tragiques de racine passent la mesure, suivent leurs passions jusqu’au crime dans le mépris total de la morale. «Il est donc bon et juste qu’ils soient châtiés.» chez racine tout s’incarne. L’action suit son cours sans interférence métaphysique ou philosophique. L’homme ancien était coupable. Il était entier, entièrement sous le signe du destin. Il était sauvé ou il périssait. Il n’y avait pas de juste milieu. Or l’idée même de la tragédie fait horreur à l’homme moderne, car elle exclut l’idée du bien, du plaisir et du bonheur privé.

Le cas de Baudelaire est différent. La tragédie est morte. Le siècle n’est plus aristocratique et chrétien. Il est bourgeois et libre-penseur. La fleur de lys a dû céder sa place à des abstractions: liberté, égalité, fraternité. La nouvelle société, fondée sur la négation ou l’absence de Dieu et du diable, chasse le mal par le progrès, qui est le bien par excellence. Baudelaire s’est sacrifié pour la littérature. En homme déchiré, torturé, dégoûté de son époque mais profondément catholique, il affrontait ses démons. Il croyait à l’existence du diable, comme le christ dans le désert. Il acceptait de souffrir. Il s’est détruit mais il n’a pas vécu et n’est pas mort en vain parce qu’avec le sang de son âme, il avait écrit Les Fleurs du Mal où on trouve des vers comme celui-ci:

Soyez béni, mon Dieu,

qui donnez la souffrance

Comme un divin remède

à nos impuretés.

Baudelaire savait que seule la souffrance sauve. Le monde moderne, démocratique et matérialiste, a transformé les péchés en vertus. Il n’y a plus de souffrance, plus de sacrifice, plus de conflit. Il n’y a plus que le bonheur terrestre et le plaisir immédiat. Le règne du «Bien».

Joulié montre que, même si La Recherche du temps perdu ne contient guère de référence à Dieu, Proust, écrivain athée à l’aube du monde moderne, exprime un sens aigu du bien et du mal. Voilà le fil rouge qu’il établit entre ces trois auteurs. Au sein de leurs œuvres respectives se joue un conflit. On affronte le mal, le diable, on croit au diable presque plus qu’à Dieu. Tout est opposition, polarité, affrontement entre la chair et l’esprit, le sacré et le profane, la foi et la raison. La littérature pour Joulié est, à l’image de l’Evangile, «une machine de guerre dirigée contre le monde et son prince». Ainsi, elle nous fait pénétrer dans cette forêt interdite du crime, des bas instincts et des amours passionnelles, l’univers des péchés et des vices, cette forêt du mal qui nous fascine autant qu’elle nous effraye. Cette forêt nous montre que le mal est une chose concrète et non une abstraction. Les trois écrivains sont des êtres moraux et ne nous montrent le mal qu’en l’opposant à l’existence du bien.

Ce vaste essai renvoie à tout moment à l’époque actuelle, celle qui a cessé de croire à l’existence du diable. Il nous dit qu’il faut accepter le mal.

Accepter le mal ne signifie pas s’y résigner. Au contraire, il signifie y faire face. Or rien que de prononcer le nom du diable fait sourire l’homme moderne, pour qui il n’est qu’une idée, une abstraction, une figure sortie tout droit de l’imagination. Sous l’influence des idées communistes, le mal a changé de nature. Ce n’est plus le mal de racine, de Baudelaire, ni même de Proust, ce n’est plus le mal spirituel. Il est maintenant social. C’est l’inégalité que l’on combat par le bien social que sont le progrès, les sciences, la démocratie, la croissance économique. Le monde moderne nie l’existence du diable autant qu’il nie celle de Dieu. Il ne croit plus au diable, sinon il ne pourrait pas marcher vers l’avenir avec cette confiance aveugle dans le progrès. Ce qui n’existe pas à ses yeux n’a pas besoin d’être combattu.

Joulié affirme que Jésus était d’abord un grand agitateur. Dans la Bible, il est écrit: «Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.» Il engage un combat à mort contre le mal, contre le diable. Cela n’a rien de métaphysique. La conciliation, l’arrangement, la paix sont, dans ce domaine et à ce niveau, anti-tragiques parce qu’antichrétiens. Il n’y a pas de paix dans ce monde où règne le prince des ténèbres. Il n’y a que la paix des âmes. Et cette paix-là n’est pas de ce monde. La littérature non plus. Joulié nous montre en quoi elle est «l’anti-Monde par excellence».

La Forêt du Mal est un livre jubilatoire. Inspiré d’une infatigable espérance surnaturelle, il nous rappelle des vérités longtemps oubliées sur le monde, la littérature et leur rapport.

 

Notes:

1 Gérard Joulié, La Forêt du Mal, L’Age d’Homme, Lausanne, 2012.

 

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