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Marche et démarches

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1975 6 septembre 2013

Nous n’espérons pas être cru en affirmant cette stricte vérité que nous avions entrepris la présente étude bien avant de tomber sur l’exquise Théorie de la démarche d’Honoré de Balzac. D’un coup, ce qui devait être un article de vacances pour La Nation devenait un hommage dont nous mesurons l’insuffisance. Mais continuons, ou plutôt, commençons.

Commençons par déplorer la vision étroite de Virgile qui écrivait, au vers 405 du chant I de l’Enéide: Et vera incessu patuit dea…1 alors que ce n’est pas seulement la déesse Vénus que l’on reconnaît à sa démarche, mais n’importe quel mortel pourvu de ses deux jambes.

La démarche de chacun de nous est en effet aussi exclusive que son code génétique. Elle révèle mieux que tout discours la réalité unique du sujet, sa densité humaine et ses divisions les plus cachées.

Pour conduire une telle étude avec quelque profit, il faut détailler et ne pas se contenter, par exemple, d’évoquer paresseusement une «démarche énergique». Car le pas énergique est légion. Il y a celui de l’homme tendu vers son but, penché en avant, les joues gonflées, les oreilles dans les épaules, le regard axé sur l’horizontale sous les sourcils froncés, la bouche serrée, les joues pleines d’air, les bras battant l’air comme de raides balanciers. Qu’a-t-il de commun avec cet autre pas énergique que développe l’individu dressé de tout son long, incurvé contre l’arrière, qui présente au vent sa poitrine gonflée, enfonce ses talons dans le bitume, relève le menton, l’œil clair, les coudes à angle droit.

Le premier est énergique par considération des fins, le second l’est par nature: il est fort possible qu’il n’aille nulle part et qu’il se suffise à y aller énergiquement.

Energique encore, le pas de la femme volontaire que sa robe étroite contraint au petit pas. Les hanches qui se tordent et projettent le pied pour gagner quelque distance, la robe qui craque sous l’effort: énergie rentrée, puissante et impuissante, furibonde… Elle souffle tant et si fort qu’on croit distinguer de petits nuages, comme aux buffles des bandes dessinées.

Ne détaillons pas trop non plus. On le sait, la réalité est fractale et chacune de nos observations pourrait être le titre d’un chapitre sans fin. Il faudrait énumérer l’influence de chaque partie de notre corps sur le processus ambulatoire, non seulement la voussure du pied, l’angle des hanches, la cagnosité des genoux et les callosités des coussinets, mais aussi, de proche en proche, la tête pivotante d’os ou de titane du fémur, la tenue du dos, la contention des épaules, la ligne du cou, le regard même. Un regard conquérant fait un marcheur élégant d’un individu podagre et trapu. Refusant de succomber à l’hérésie décadente et d’ailleurs archaïque du «nouveau roman», nous avons pris le parti de nous en tenir aux détails que nous sommes apte à relier à l’ensemble en temps réel, c’est-à-dire au fil de la lecture.

Les façons de marcher déterminées par une bizarrerie mentale ou physique appellent une approche chirurgicale ou psychiatrique, légitime sans doute, mais qui n’instruit guère l’honnête homme et (donc) lecteur de La Nation auquel nous prétendons nous adresser.

Nous ne citerons donc que pour l’éliminer la démarche du maniaque qui évite les joints des dalles, attaque les escaliers du pied gauche ou comptabilise ses pas.

Nous ne nous attarderons pas davantage à la démarche moins insensée, sinon moins coûteuse, mais tout aussi capricieuse, quoique moins capricante, étant de plus en plus lourde, de la dame errant de Bucherer à Esprit et à Svarowski en passant par Beldona, en proie à de violentes compulsions acquisitives.

Glissons sur une démarche propre aux temps incertains que nous vivons, incertaine elle aussi, celle de l’encombrant piéton qui téléphone sur la rue, freinant, accélérant, errant de gauche et de droite, gesticulant pour mieux convaincre l’interlocuteur, modifiant son allure et jusqu’à sa destination selon les aléas de la conversation, à l’image de ces bateaux céréaliers qui changent de cap et divaguent d’un océan à l’autre au gré des coups de bourse et des changements de propriétaires, au risque de n’accoster jamais.

Evoquons encore, non sans quelque répugnance, les individus corpulents que leur complexion d’origine avait destinés à la minceur. Les hanches à l’étroitesse innée rapprochent sans espoir des cuisses à l’épaisseur acquise, lesquelles se rejettent l’une l’autre dans un agressif chuintement de tissu.

Négligeons, comme il le fait lui-même, ce politicien sur-corpulent qui progresse comme une toupie en fin de course, incarnant jusqu’à la limite extrême du possible ce fait bien connu que la marche est une succession de déséquilibres compensés.

Accordons quelque lignes à la démarche éclatée et flasque de l’adolescent dont la croissance interne n’a pas suivi sa croissance extérieure: il projette aléatoirement ses pieds de géants qui l’empêchent de marcher, alternant les enjambées et les pas minuscules comme le vieux Malherbe alternait les grands vers avec les plus petits, son corps suivant tant bien que mal la direction générale, secoué et flageolant de toute part.

Quand l’esprit prend excessivement le dessus sur le corps, ou la volonté sur la nature, ou le but sur les moyens, la démarche manifeste une dissociation de la personne. Ainsi de ce buste rigoureusement immobile qui me dépasse chaque matin, entraîné à grande vitesse par des jambes haut fendues, compas trop ouvert qui avale férocement l’espace.

Autre démarche dissociée, celle de l’amateur d’art. Le torse est fortement incliné vers l’arrière – la bonne distance de contemplation artistique ou photographique se trouve toujours, mystérieusement, cinquante centimètres en arrière de l’appareil locomoteur –; à chaque pas, le bas actif percute le haut contemplatif, comme un piston sorti de sa chambre qui martèlerait le plancher d’une voiture automobile. Ce contrepoint disjonctif détermine une sourde douleur insensibilisante qui irradie l’aine et la colonne, remplit les muscles fessiers de fourmis et, de proche en proche, stérilise le corps et l’esprit tout entiers.

Troisième dissociation, causée par une conscience – ou peut-être une défiance – excessive de soi. Vais-je bien le monter? se dit le marcheur en voyant le trottoir s’approcher. Dois-je plier, fléchir, courber, lever, rentrer le genou, la cheville, le pied, la hanche? Et mes épaules, obliques? Et mon dos, droit ou courbé? Mon…? Trop tard, le trottoir est là, l’échéance est immédiate, les mesures d’urgence s’imposent… il saute grotesquement et se reçoit de même.

Chacun aura reconnu un ancien maître de latin, sédimenté des genoux, des hanches, de l’échine, de la nuque et, selon notre thèse liminaire, de la connectique neuronale. Avec l’âge, cette dissociation du corps et de l’esprit s’était installée dans son moi profond. La raideur maladroite était devenue sa vraie nature.

Passons au niveau supérieur de celui qui n’en peut plus de se penser en soi et de convenir à soi-même. La trop pleine conscience de sa présence au monde l’ouvre à une tension houleuse qui le traverse en diagonale. Il tangue des épaules, roule de la tête, écarquille les yeux par le haut, les plisse par le bas, élève ses pommettes, étend sa bouche en direction de ses épaules, prolongeant les plis qu’il amorce en étirant les tendons du cou, creuse son dos, plie ses jambes à l’envers des genoux. Qu’il nous manque, le substantif propre à désigner cette démarche que nous qualifierons, au plus approchant, de rengorgeante!

Seul l’homme va de la sorte, et c’est réconfortant. A titre compensatoire, signalons l’exclusivité féminine dans cette démarche faite de petits pas rapides, se déployant verticalement selon un tracé spiraloïde, du genou aux omoplates et retour; le creux du coude est tourné vers l’extérieur, ce qui tire les épaules en arrière et dégage le buste; idéalement, le coude est plié, ce qui amène la main, mi-fermée, à la hauteur des épaules. Cette démarche délicate ne serait qu’affectation vulgaire chez l’homme, indice probant des étroites limites de la théorie du gender.

Pourquoi la marche à grands pas d’une femme musclée à talons hauts, sculpture en marche serrée dans une robe mi-longue, émeut-elle si puissamment l’imaginaire fasciste tel qu’il se révèle sur les affiches d’époque? Le talon aiguille fait ressortir le galbe du mollet et tend le quadriceps. Les hanches sont larges et vigoureuses, la poitrine résiste au balancement ordinaire de la marche, les cheveux longs sont maîtrisés par un ruban, ou plutôt, sans doute, une lanière. Cet érotisme héroïque évacue sensualité et tendresse dans la perspective d’un affrontement sauvage dont le mâle ne doute pas d’être le vainqueur physique… et, qui sait, en arrière-fond névrotique, le dominé infantile.

Brève incise sur la beauté. Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui apporte de bonnes nouvelles, n’hésite pas à clamer Esaïe au verset 7 de son chapitre 52. Nous n’aurons certes pas l’outrecuidance de voir ici l’annonce prophétique du présent article et de la thèse qui l’inspire. Mais il est vrai que celui qui franchit les monts pour apporter une bonne nouvelle habite fortement son corps. Les pieds du messager, c’est-à-dire de l’ange, sont beaux parce qu’ils «font sens», comme disent les théologiens d’aujourd’hui. Là encore, la beauté n’est qu’une vérité rendue sensible!

Les plus grands peintres peinent à représenter le Christ marchant sur l’eau. Non certes ceux du Moyen Age, où l’on se contentait d’une représentation symbolique. Mais dès la Renaissance, le problème se pose avec acuité. Si on voit l’entier du pied, l’eau semble vitrifiée. Tel peintre prudent ou respectueux l’éloigne, nimbe son corps de lumière ou suscite une vaguelette camouflant le contact mystérieux. On voudrait une démarche douce et sûre, un toucher marquant légèrement et brièvement l’eau, ne donnant l’impression ni de marcher sur de la pierre vernie ni de flotter dans les airs. Un peu à la manière de l’elfe Legolas, effleurant à peine la neige quand ses compagnons les plus légers enfoncent jusqu’au front. Mais le miracle se défend, il échappe aux plus grands et leur échec est générateur d’une salutaire humilité.

Il faudrait encore parler de quelques livres, Le Marcheur illimité, Petit traité de la marche en plaine, Les Rêveries du promeneur solitaire; des souffrances inouïes infligées par les cent kilomètres de Bienne; de Michel-Ange, qui peignait faux exprès, paraît-il, collant le talon du marcheur au sol pour donner, par une tension imperceptiblement dysharmonieuse, l’illusion du mouvement; de la légende du chemin d’or menant au roi et qu’aucun des prétendants à la main de la princesse n’osa fouler en son milieu, fors celui qui l’aimait; du timide qui marche «une valise dans chaque main»; du pas de l’oie et de la marche en canard; de la démarche précautionneuse du troisième âge décalcifié; des démarches professionnelles, agricole, nautique, péripatéticienne; de ce héros de Lawrence Durrell qui redécouvre entièrement le monde au gré des tout petits pas très lents que lui impose sa maladie de cœur; de la différence essentielle entre celui qui marche en parlant et celui qui parle en marchant; de ces personnes qui posent leurs pieds comme s’il s’agissait des pieds d’un autre; de ceux qui changent de démarche chaque fois qu’ils changent de souliers; du somnambule qui, aux dires d’Arthur Koestler, symbolise la marche à la fois sûre et aveugle du progrès scientifique…

En un mot, il faudrait traiter individuellement ces sept milliards de piétons qui, sur les chemins du monde, prouvent leur unicité en marchant.

Concluons en évoquant la démarche absolue, celle qui se suffit à elle-même, absorbant dans sa discrète perfection les considérations parasitaires telles que but, délais, fatigue du sujet ou accidents de la route. C’est, tout simplement – divine simplicité qui nous ramène à la déesse –, le pas juste. Toute la personne y participe, chaque partie du corps, le souffle tout entier de l’âme y contribuent en parfaite plénitude. L’évidence pure de sa trajectoire est telle que le poète le plus inspiré, a fortiori le soussigné, n’y peut rien ajouter ni rien en élucider, juste la contempler dans un silence immobile et reconnaissant.

Notes:

1 On reconnut la déesse à sa démarche. A côté de cette traduction qui nous arrange, mentionnons celles de Jean Regnault de Segrais: Sa démarche divine enfin la fait connaître et de Marc Chouet: Et toute sa démarche annonça la déesse.

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