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Proust et la vraie vie

Jacques Perrin
La Nation n° 1985 24 janvier 2014

Constituée de petits livres bleus joliment illustrés, la collection les Heures, lancée par les éditions Xenia, a déjà deux réussites à son actif. Le premier volume, une Heure avec Rousseau, nous avait plu. Le deuxième, une Heure avec Proust, écrit par M. Éric Werner, nous séduit tout autant. Nous attendons le troisième avec impatience. Sade est mort en 1814, mais ce n’est peut-être pas le genre de la maison… Un Montaigne? Un Balzac? Un Molière? Il y a de quoi faire!

Certains grands écrivains du XXe siècle, comme robert Musil et Marcel Proust, ont parsemé leurs romans de notations philosophiques. Un philosophe du calibre de Jacques Bouveresse s’est plu à les étudier chez Musil. M. eric Werner, lui aussi philosophe, se saisit de A la Recherche du temps perdu (dont le premier volume parut en 1913) pour en souligner la portée spirituelle. M. Werner s’acquitte de sa tâche en 64 pages, gageure qu’il relève avec élégance.

Selon lui, la Recherche révèle un double mouvement. D’une part, le Narrateur (Proust pour simplifier) parcourt un chemin de désillusion. Il cesse de croire à ce qu’il a cru. D’autre part, il tend à surmonter son désenchantement en substituant à l’incroyance le pouvoir expressif de l’art en général et de la littérature en particulier.

La Recherche relate une soixantaine d’années, du dernier quart du XIXe siècle jusqu’à la fin du premier quart du XXe. C’est une période de sécularisation. L’Eglise perd son influence; les structures de l’ancien régime achèvent de se dissoudre après un siècle de flottement. Nietzsche a annoncé la mort de Dieu. Bien entendu, l’éternel ne meurt pas, mais on n’a plus la force de croire en lui. Le Narrateur, qui fréquente dans son milieu les gens de l’ancien monde, subit lui-même les tourments du désenchantement. Il ne se force pas à croire en un dieu absent, mais cherche une vérité nouvelle dans l’art. Il découvre son moi profond. Seul personnage de la Recherche capable d’une vie spirituelle authentique, il s’éloigne de ses amis, tout intelligents et anticonformistes qu’ils soient. Ceux-ci continuent en effet à vivre dans le regard de leurs congénères et à chercher l’approbation des happy few.

Aux yeux du Narrateur, «mieux vaut un monde désenchanté mais vrai qu’un monde enchanté mais faux. C’est là le message» (p. 30). Mais la désillusion est source de tristesse; le spleen accable Marcel qui fait des séjours en «maison de santé». Il se met à douter de sa vocation littéraire. La littérature dit-elle le vrai? Si le vrai existe, l’artiste y a-t-il accès?

Au moment où le Narrateur sombre dans le désespoir, un retournement se produit soudain. Alors qu’il trébuche à Paris sur un pavé mal équarri, il se souvient d’un épisode semblable à Venise. Il est comme submergé par la grâce, par la joie. En un bref instant, il aperçoit ce que signifie l’éternité, le temps cesse d’exister pour lui. Il est désormais sûr de pouvoir accéder à la vérité, parfois, à force de travail sur l’expression de soi et du réel. Les choses parlent autour de lui, elles lui donnent des impressions que l’art littéraire doit lui permettre de traduire en mots. L’incroyance comme la lucidité stérile seront surmontées par la puissance de l’écrivain. Le Narrateur reprend confiance.

La sérénité retrouvée ne va pas sans certains sacrifices. Sont mis de côté notamment l’amour et l’amitié, projections de notre moi superficiel, qui nous donnent d’autrui une image idéalisée. L’artiste se replie dans la solitude. En même temps, il prend de la distance par rapport aux événements politiques et s’éloigne des idoles (droits de l’homme, nationalisme, etc.) qui prétendent occuper la place de Dieu. Proust ne se déclare jamais dreyfusard ou antidreyfusard, car il saisit trop bien les mensonges des deux camps. Bien qu’il aime la France et souhaite sa victoire pendant la Grande Guerre, il ne verse pas dans le chauvinisme comme beaucoup d’artistes de son temps.

Grâce à des citations pertinemment commentées, Eric Werner dégage avec netteté les lignes de force philosophiques de la Recherche. Il nous incite à approfondir la question du vrai. Le pavé mal équarri, comme la madeleine et d’autres événements apparemment anodins, signifie beaucoup.

Nous nous mettons à lire les cinquante pages qui, dans le Temps retrouvé, dernier volume de la Recherche, reviennent sur ces épisodes, et nous nous apercevons qu’elles élaborent une théorie ambitieuse de la vérité, même si Proust récuse le mot «théorie». Nous y reviendrons.

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