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T’es vaudois si…

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1988 7 mars 2014

Une formule fait florès sur Facebook: «T’es d’Aubonne si…», «T’es de Lausanne si…». Y participent ceux qui sont heureux d’être ou nostalgiques d’avoir été d’un lieu, d’une ville, d’un village, d’un quartier. On publie de vieilles cartes postales, des photos de classe, des images insolites qu’on soumet à la sagacité des internautes. C’est entrelardé de «j’aime», de «wouaw» et d’étonnantes créations orthographiques.

Le soussigné, néophyte un peu perdu dans ce réseau social, se promet de publier un «T’es de Mont-Charmant si…», consacré au quartier de son enfance.

Cet intérêt légèrement mélancolique pour un passé personnel qu’on partage avec des inconnus n’est pas du tout insignifiant. Nous y voyons le germe du sentiment d’appartenance au pays.

Avec le pays, l’élément communautaire prend plus de place, l’individu se décentre, sans pour autant cesser de jouer son rôle, et la nostalgie se change en une plongée vertigineuse dans le temps long. Les souvenirs d’enfance s’incorporent à l’histoire qui les relie aux mille autres événements à travers lesquels la communauté s’est constituée.

Oui, après tout, pourquoi ne pas jouer au jeu de l’appartenance conditionnelle au Pays de Vaud? On pourrait dire que «t’es vaudois si tu vis entre Lavey et Chavannes-des-Bois, entre Lausanne et Cudrefin, entre le lieu et Maracon, entre Rougemont et Provence …». Ces noms sont pleins de souvenirs, sans doute, mais le pays est plus qu’une carte de géographie.

T’es vaudois si t’es de Nyon et que tu te reconnais plus d’affinités psychologiques et linguistiques avec un Aiglon ou un Yverdonnois qu’avec le Genevois d’à côté, indépendamment des excellentes relations que tu peux entretenir avec lui.

T’es vaudois si, pensant au Suchet ou à la Tour de Gourze, à la Tine de Conflens ou à Notre-Dame de Lausanne, tu te les représentes non seulement comme des objets de contemplation, mais comme un patrimoine dont tu as la responsabilité.

T’es vaudois si tu as éduqué ton regard à travers les yeux des Marius Borgeaud, Charles Chinet, François Bocion, Frédéric rouge, René Auberjonois, Géa Augsbourg et tant d’autres, avec une pointe de l’acidité de Félix Vallotton, un peu de la sombre folie de Louis Soutter, un rien de l’étrangeté microscopique d’Albert-Edgar Yersin.

T’es vaudois si tu structures le siècle en fêtes des Vignerons et que tu t’impatientes d’assister à la première des deux ou trois qu’il te sera donné de voir au cours de ta vie.

T’es vaudois si tu es fier de ceux qui conçoivent et composent cette fête, fier des grands hommes du passé, de nos artistes, écrivains, créateurs d’entreprises et d’institutions, et plus encore si tu en es fier non par vanité, mais par un sentiment de solidarité reconnaissante.

Et t’es aussi vaudois si tu acceptes le côté obscur de cette solidarité, qui t’engage aussi à l’égard des Vaudois qui se conduisent mal à la scène ou à la ville, et si tu prends la honte que tu ressens non comme une occasion de les blâmer publiquement, mais comme un aiguillon à compenser leurs manques.

T’es vaudois si tu récolte précieusement les mots étranges du parler vaudois, les petzegas, les empotzmalés, la pelefre et les cradzets, et t’es surtout vaudois si tu y recours modérément et sans en faire un numéro ethnologique.

T’es vaudois si tu es conscient qu’avant tes grands-parents, il y avait déjà des Vaudois à Aubonne ou à Lausanne, si tu te dis que leurs travaux ont préparé ta vie, et que ta propre vie doit préparer une suite que connaîtront tes enfants et que tu ne connaîtras peut-être pas. Et t’es encore vaudois si, à cette idée, tu n’éprouves pas du ressentiment, mais seulement, ayant trouvé ta place et reconnu tes limites, une délicate et goûteuse amertume.

T’es vaudois si tu accueilles l’étranger en attendant de lui qu’il te manifeste sa reconnaissance, au sens premier du terme, et respecte assez tes mœurs pour s’y plier, même du dehors.

Et t’es vaudois si, immigré de la première génération, tu as décidé de faire tienne cette nouvelle communauté, de te donner à elle tout en sachant humblement que le passage ne sera achevé que dans une ou deux générations.

T’es vaudois si tu éprouves profondément l’insignifiance politique et culturelle de cette réalité ectoplasmique qu’on nomme «Romandie». Et t’es vaudois si tu te sens suisse sans excès, sans patriotisme forcé et déclamatoire, fidèle à la Confédération par loyauté institutionnelle et militaire plus que par ce sentiment profond et premier que tu ressens à l’égard du Pays de Vaud.

Et t’es vaudois si tu professes que les institutions politiques qui structurent et protègent la communauté vaudoise la protègent moins contre d’autres cultures – elle n’en a pas besoin – que contre la désintégration de la sienne, négligée par les programmes scolaires, écrasée par la mondialisation (qui commence à la centralisation fédérale) et vaporisée dans les canaux administratifs qui croissent à chaque niveau de pouvoir.

Et t’es vaudois si toutes les décisions politiques qui portent atteinte à la souveraineté cantonale t’arrachent quelque chose de personnel et de vital.

T’es vaudois, enfin, si tu te rends compte que tu appartiens à ce pays autant qu’il t’appartient, et que c’est à cette appartenance limitée et réciproque que tu dois d’être un bon Aubonnois, ou un bon lausannois, un confédéré loyal et, pour autant que cela ait un sens, un «citoyen du monde» fréquentable.

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