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La Suisse est belle de Paul Budry

Jean-Blaise RochatLa page littéraire
La Nation n° 1988 7 mars 2014

Pour nous tenir à l’écart de la littérature de seconde zone, nos maîtres avaient créé la catégorie «littérature ferroviaire.» il s’agissait de romans médiocres mais agréables à lire, parce qu’il y avait de l’action (Konsalik), des bons sentiments (Guy des Cars, Gilbert Cesbron), de l’amour (Delly, Barbara Cartland)… Mais cela ne condamne pas toute lecture dans un wagon de chemin de fer. On se souvient que naguère les CFF offraient à leurs passagers une luxueuse revue, richement illustrée de photographies noir et blanc en héliogravure, suspendue au porte-manteau par une ficelle: Die Schweiz – la Suisse – la Svizzera – Switzerland. Les textes étaient souvent substantiels. Or, de 1934 à 1946, Paul Budry, alors responsable romand de l’Office suisse du tourisme, produisit une centaine d’articles pour cette estimable publication.

Quelques-uns ont été restitués dans l’édition des Œuvres, parue en trois volumes en l’an 2000, sous la direction d’Yves Gerhard, aux Cahiers de la renaissance vaudoise. Depuis lors, Yves Gerhard est devenu le spécialiste mondial du grand écrivain vaudois, dont l’œuvre profuse et disséminée recèle encore quelques surprises au sein de gisements inexplorés. Muni d’une lampe frontale de spéléologue, notre infatigable découvreur a visité la mine oubliée de la revue des Cff. il en a exhumé une soixantaine de petits chefs-d'œuvre qui font aujourd’hui l’objet d’une publication sous la forme d’un quatrième tome à ajouter à des Œuvres qui ne seront décidément jamais complètes.

Comme Vialatte ou Roorda, Budry a le génie de la petite forme et se meut avec aisance dans ces textes à vocation touristique. Leur destination entretient un ton volontiers jubilatoire qui pourrait sembler dicté par des nécessités publicitaires: il s’agit d’attirer les visiteurs dans les sites évoqués. En réalité, c’est le caractère habituel de l’écrivain, qui est un optimiste. Le bonheur de lire Budry, c’est de partager ses émerveillements, de se laisser gagner par son exaltation devant les paysages, les êtres, et aussi les progrès techniques.

Rien à voir avec la joie factice des plateaux de télévision ou des publicités. L’art de Budry exprime le bonheur de vivre en plein air et un patriotisme ingénu qui nous atteignent comme les parfums oubliés d’un bon vieux temps. Le charme rétro de ces textes est renforcé par un choix d’illustrations issues de la revue. (Ah! la baigneuse en monokini de la page 86, pilotant son hors-bord du bout des doigts!)

Budry possède une personnalité stylistique aisément reconnaissable, par sa facilité à trouver des formules qui font mouche: «un spectacle de rien du tout, mais émouvant comme les funérailles d’un prince.» Ses métaphores frôlent parfois l’étrange: «le baigneur n’est-il pas, après tout, un pêcheur qui se pêche lui-même?» ne dirait-on pas Apollinaire? Dans une syntaxe plus surveillée que celle de son contemporain Cingria, il n’hésite pas à recourir au mot rare (vénusté), à l’expression locale (vegnolan pour vigneron – aujourd’hui le snobisme a imposé viticulteur), au néologisme (se dégourmer).

Paul Budry est aussi un moraliste qui croit à la valeur éducative des paysages: il évoque les écoles de montagne «où de petits drôles à peine vêtus font leurs premières humanités sous le regard des cimes. Ils oublieront peut-être ce qui était écrit dans leurs manuels; ils n’oublieront jamais ce qu’ils ont lu dans ce plus beau des livres.» Son regard parfois ironique ou paradoxal est toujours bienveillant. A ce titre, on peut voir en lui un successeur de Töpffer.

Référence:

Paul Budry, La Suisse est belle, Œuvres tome IV, textes touristiques inédits réunis, présentés et annotés par Yves Gerhard, Cahiers de la renaissance vaudoise CLII, 2014, 231 p.

Les souscripteurs réguliers recevront ce volume à la fin de ce mois.

En guise de hors-d'œuvre, nous vous proposons ci-dessous, en version intégrale, un texte de saison qui régala les voyageurs CFF de l’hiver 1935.

L’homme vengé

Entre les animaux de sa taille, soit dit sans irrespect, l’homme est celui que la nature a le moins bien partagé sur l’article de l’agilité. Il s’en sent humilié et s’en venge par des moyens divers, et d’abord en assujettissant à son service les animaux rapides, chevaux- sueur et chevaux-vapeur. Car, par une deuxième ironie du sort, l’homme est sans contredit la créature la plus pressée de la nature, celle dont les curiosités souffrent le moins de retardements et les désirs le moins d’obstacles. Le poids de son corps, la lenteur de ses membres forment une contradiction désespérante avec l’avidité de son esprit et la célérité de ses impulsions. Quand on pense à la somme effroyable d’attente, d’inventions, d’échecs et des dépenses qu’il lui a fallu, pour réussir à se mouvoir un peu convenablement dans les airs, et pour le faire infiniment moins bien que ne fait le moineau avec ses deux bouts d’ailes sales… Mais la machine à-aller-plus-vite ne le dédommage qu’à moitié de sa disgrâce de la nature, car elle l’assujettit autant, si ce n’est plus, qu’il ne fait d’elle. Un écrou qui lâche et le rêve de vitesse est par terre. Nos fauteuils à moteur nous transportent, il est vrai, assez régulièrement au but, dans des temps qui étonneraient l’antilope elle-même, mais nous ne saurions tirer grand honneur de ce fait. L’honneur en revient aux constructeurs, à MM. Renault, Fiat ou Daimler, bien plus qu’à notre pouvoir personnel. Encore si le fameux Léonard de Vinci n’était pas mort avant de mettre au point sa machine à voler par propulsion humaine, nous pourrions nous targuer d’avoir conquis les routes à oiseaux à la force des bras, rallongés d’un minimum d’outillage. Hélas, Vinci s’en est allé en emportant son secret. Et, depuis lors, les plus fulgurantes inventions du génie humain n’ont pu faire que nous nous déplacions d’une seconde plus vite dans les airs, dans l’eau, ni sur terre, par la vertu de nos moyens personnels.

C’est là sans doute l’explication de la prodigieuse faveur qui depuis peu s’est attachée au ski. Car le ski est très exactement – à part la chute de la stratosphère sans parachute, bien entendu, qui peut être considérée comme le dernier mot du sport, mais d’un sport qui reste ordinairement sans lendemain – le seul moyen offert à l’homme pour déployer une extrême vitesse, avec un outillage réduit pour ainsi dire à rien. S’il est humiliant pour l’homme de se dire qu’il ne possède à peu près que son poids mort, et donc que sa vitesse de chute, en fait de ressources motrices, reste qu’en inventant le ski il a inventé le moyen de faire de sa vitesse de chute une marche, et de cette marche une course, qui le rend l’égal et le maître des plus fameux de la faune courière. Avec le ski, l’homme remonte enfin son handicap de nature, et réalise son ambition de produire sa vitesse lui-même, de s’affranchir de la pesanteur, de régner enfin magistralement sur l’espace. Le roi de la création a trouvé enfin son vrai sceptre: le bâton de ski.

Le seul ennui pour lui, c’est que sa royauté ne dure que le temps de la neige, de la dernière fleur d’automne à la première du printemps. Qu’à cela ne tienne: d’année en année nous voyons les skieurs prolonger leur règne en poursuivant la neige dans ses retraites d’été. La religion du ski-toute-l’année compte déjà pas mal d’adeptes. Mais l’adhésion progressive des masses et des classes au culte des lattes sacrées prend toute l’importance d’un phénomène sociologique, dont les conséquences lointaines sont difficiles à prévoir. Un autre inconvénient appréciable du ski, c’est qu’il ne fait vitesse qu’à la descente, et que, la descente achevée, il s’agit de la remonter. C’est alors que ce poids, dont on se croyait heureusement affranchi, se rappelle douloureusement à vous. Mais ici de nouveau l’homme né malin tourne la difficulté. Un peu partout déjà le monte-pente, ingénieuse combinaison d’un câble et d’une antenne, le ramène sans douleur à son point de départ, les téléphériques enjambant les abîmes vous enlèvent à de fabuleuses altitudes. Ne cite-t-on pas le cas de l’un de ces furieux descendeurs, qui, en exploitant savamment la crémaillère de la Parsenn, a réussi à totaliser dix descentes complètes en un jour? Il ne faisait qu’anticiper. Demain le dernier des skieurs en fera davantage.

PAUL BUDRY

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