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† André Charlet

Daniel Laufer
La Nation n° 1988 7 mars 2014

M. Lucien Charlet a eu bien raison d’imposer à son footballeur de fils la discipline impitoyable du solfège et des gammes. André n’a jamais caché qu’il préférait, en ses années d’école, le foot aux gammes du piano, mais il ne s’en est pas moins soumis aux exigences paternelles. C’est ce travail opiniâtre qui devra plus tard lui permettre de déchiffrer ou de redécouvrir n’importe quelle partition, mais c’est sa propre passion qui fera de lui l’extraordinaire entraîneur de l’art choral, aussi bien à la tête du Chœur des jeunes, devenu le Chœur pro Arte, qu’à celle du Chœur de la Radio romande, du Liedertafel de Bâle, ou de la Chorale du Brassus, et finalement, dans un élan populaire qu’il était seul capable de susciter, de la foule qui a chanté maintes fois la Messe allemande de Schubert sous sa direction, pour la dernière fois à Porrentruy en septembre 2011.

Avec lui, pendant ces mois d’un hiver rigoureux passés à Vienne en 1954, toute musique était à découvrir ou redécouvrir: ce n’était pas seulement son enthousiasme dont la force excluait la médisance, c’étaient plus encore sa connaissance, sa lecture de l’œuvre, la maîtrise acquise jour après jour sous la direction de l’incomparable Ferdinand Grossmann, qu’il nous faisait partager. Il y a eu ce dimanche 17 janvier où Charlet nous entraîna à la Hofburgkapelle pour écouter la Messe en la bémol de Schubert; c’était émouvant, mais cela ne suffisait pas, car, non loin de là et peu après, dans une autre chapelle, on ne pouvait manquer la Messe en sol majeur ; et nous y fûmes bien sûr à sa suite. Et chaque dimanche nous retrouva avec lui à la Hofburgkapelle, où il aurait volontiers, nous semblait-il, dirigé les messes chantées par les Wienersängerknaben.

Le musée du Musikverein conserve de nombreuses partitions manuscrites originales des plus grands. Bien sûr, c’était émouvant de redéchiffrer sur le manuscrit la Gloria de la Messe en la bémol – que nous venions d’entendre – en compagnie du maître qu’était notre ami; mais si l’émotion a une part dans ce souvenir, c’est bien plutôt parce qu’il ne se contentait pas de déchiffrer, non, il n’hésitait pas à corriger de A à Z certaines de ses partitions imprimées d’après l’original qu’il avait sous les yeux!

En ce début du mois de mars 1954, il n’y avait que cinq personnes dans le Grosser Saal der Musikgesellschaft ; l’estrade est occupée par le Wienerphilharmoniker ; au pupitre Wilhelm Furtwängler. L’accès de la salle est rigoureusement interdit pendant l’enregistrement qu’a commandé His Master’s Voice. Quand André Charlet nous avait demandé la veille si ça nous disait d’aller entendre Furtwängler préparer un enregistrement, nous n’en croyions pas nos oreilles. Et aujourd’hui encore, je me demande comment le petit Morgien, l’apprenti chef de chœur, a pu convaincre et le patron de His Master’s Voice et Furtwängler de nous accorder cette extraordinaire faveur. Nous l’avons vu travailler pendant deux heures et demie, sans relâche, exigeant jusqu’à la perfection, et donnant ainsi l’exemple à suivre au futur chef de chœur qu’il est devenu, une leçon qui ne fut pas perdue.

Ce furent aussi le même enthousiasme, la même énergie propres à Charlet, qui nous donnèrent l’occasion, les jours suivants, et même les trois jours suivants, d’entendre le fameux Chœur de l’Académie, celui-là même que dirigeait Ferdinand Grossmann, mettre la dernière main au répertoire qu’il préparait pour sa tournée en Italie (après sa tournée en Amérique l’automne précédent). Pour nous, jeunes étudiants, sans formation musicale particulière, c’était très impressionnant de voir le maître, puissant, passionné, dans toute la jeunesse de ses 67 ans, insuffler à son ensemble choral la profondeur et l’exactitude nécessaires dans l’interprétation de Brahms. Et nous ne pensions pas… mais si, nous commencions à imaginer que l’élève André Charlet, notre compagnon, là, à côté de nous, serait bientôt le grand chef vaudois.

Beaucoup plus tard aussi, il nous a donné un témoignage inattendu de la solidité de son amitié, de sa force de caractère, alliée à une simplicité parfaite dans tout son comportement.

Quand, au printemps 1994, nous lui avons demandé de faire partie du Comité d’opposition à l’affreux arrêté fédéral sur la culture, soumis en votation populaire, il n’a pas hésité; on imagine quelles pressions il a dû subir, mais il a tenu bon, et non sans courage.

Et l’arrêté a été rejeté. Tel était celui qui était pour nous autant un grand musicien qu’un grand ami.

A Daisy Charlet, son épouse, et à sa famille, nous disons notre respectueuse et amicale sympathie.

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