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Une fausse note bienvenue

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1999 bis 22 août 2014

Des pressions sont exercées sur la Suisse pour qu’elle applique les sanctions européennes contre la Russie. Le président de l’Estonie, Toomas Hendrik Ilves, a déclaré que la neutralité «n’a jamais été un concept aussi vide qu’aujourd’hui» et que celle de la Suisse n’a d’autres motifs que la promotion de ses intérêts bancaires.

A l’origine officielle des pressions, il y a cette destruction d’un avion malaisien, et la mort de ses trois cents passagers. Avant toute enquête, les Américains, suivis par les Etats occidentaux, ont décidé et répété à l’envi que les «pro-Russes» et leurs complices russes étaient les coupables. Vrai ou faux? Admettons que ce soit vrai: les mesures prises sont-elles pour autant adéquates et proportionnées? En fait, peu importe, le but de l’Amérique étant de réduire l’influence grandissante de la Russie par tous les moyens, en particulier la désinformation. La presse a suivi. Après le charnier de Timisoara, les «camps de viol» et les «armes de destruction massive», elle aurait pu se montrer plus circonspecte.

Les mesures européennes ne vont pas influencer la ligne politique du président Poutine. Tout le monde le sait, y compris ceux qui les prennent. L’économie européenne en souffre d’ores et déjà autant et plus que le peuple russe. Quant à celui-ci, il s’irrite contre des sanctions qu’il juge humiliantes et injustes. Les Américains voulaient affaiblir une nation concurrente, c’est le contraire qui se passe: l’unité des Russes et l’autorité de leur chef en sortent renforcées.

Enfin, l’unanimité du monde occidental et l’aggravation quotidienne des accusations transforment peu à peu un conflit régional limité en un affrontement international aux prolongements incertains.

«Puisque tu m’interdis d’accéder à tes banques, moi je serre la vis à tes producteurs de pommes», «Alors moi, j’interdis de séjour trente-six de tes collaborateurs», «Dans ce cas, je ne te livre plus de gaz», «Ne franchis pas cette ligne ou…», «Cette ligne est à moi et j’entends bien la franchir…», etc. Chaque réplique est plus lourde que la précédente. Le ressentiment s’accumule. A partir d’un certain point d’échauffement, les protagonistes ne maîtrisent plus une surenchère qui s’alimente d’elle- même. Une guerre pourrait même survenir et s’imposer aux Etats sans qu’ils ne l’aient jamais décidée.

Face à cet engrenage de décisions irresponsables, une politique de neutralité exige du gouvernement fédéral le respect des conditions de l’indépendance à long terme, des trésors renouvelés d’imagination diplomatique et beaucoup de courage. Elle demande aussi qu’il consente à pas mal d’acrobaties. Fallait-il par exemple annuler la rencontre organisée à l’initiative de la Suisse entre M. Sergueï Narychkine, président de la Douma, et Ruedi Lustenberger, président du Conseil dit national? Doit-on parler d’un lâche alignement sur nos voisins ou d’une impolitesse limitée mais réaliste? La neutralité est toute de pratique et il revient à notre diplomatie de faire passer la bonne interprétation.

On peut prévoir que les pressions étrangères vont s’accroître en proportion de l’aggravation des «sanctions». Les pressions internes aussi, d’ailleurs. Il y a deux semaines, un vieux sage suisse-allemand expliquait laborieusement à la radio romande que la neutralité du XIXe et du XXe n’était plus pensable au XXIe. On juge toujours que c’était plus facile et plus évident avant, mais c’est parce qu’on connaît l’évolution ultérieure des événements. En réalité, la neutralité n’était pas plus acceptable aux yeux de Hitler ou des Alliés, ni plus facile à conduire dans l’Europe chaotique et menaçante d’alors.

Le neutre doit accepter de ne pas être aimé. Il doit même avoir une certaine compréhension pour ce sentiment. Chaque Etat en conflit considère en effet qu’il a le droit et la justice de son côté: cette Suisse neutre qui n’est pas avec lui est forcément contre lui, elle est contre le droit et la justice. Cela ne nous rend pas aimables. Et plus le conflit prend une tournure morale ou idéologique, et plus il nous est difficile d’être aimés.

Plus les pressions croîtront, moins nous devrons y céder; et plus nous devrons nous distancier de la politique des Etats en conflit, tout en respectant, autant que possible, le principe du courant ordinaire en matière économique.

La neutralité suisse reste extrêmement utile. Elle l’est d’abord pour nous. Elle nous évite de fragiliser le délicat équilibre confédéral en y introduisant des divisions quant à l’impossible choix du «bon» camp. Elle nous dispense aussi d’entrer dans une escalade à la fois verbale et militaire dont personne ne peut sortir gagnant.

Mais elle n’est pas moins utile aux autres, comme une fausse note bienvenue dans un «concert des nations» stupidement belliciste. La distance, le jugement pondéré, la vue à long terme propres à la neutralité cassent l’ambiance d’unanimité et de fleur au fusil qui pousse à la guerre. La neutralité est en soi un bon office, un service modeste mais réel que nous pouvons rendre au monde.

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