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Ennemis intimes

Jacques Perrin
La Nation n° 1999 bis 22 août 2014

Tout au début des années soixante du siècle dernier, Vassili Grossman demanda aux autorités soviétiques pourquoi le KGB avait confisqué le manuscrit de ce qui allait devenir son chef-d'œuvre, Vie et destin. On était au temps de Krouchtchev, en plein «dégel»; l’URSS se remettait du règne de Staline.

Un apparatchik, Souslov, lui répondit que son roman était si scandaleux qu’il ne paraîtrait pas avant deux cent cinquante ans.

En effet, la dénonciation du régime soviétique y était si implacable qu’elle surpassait en acuité celle de Soljenitsyne, auquel les autorités permettaient de faire paraître Une Journée d’Ivan Denissovitch.

Dans la seconde partie de Vie et destin, le personnage principal, Viktor Pavlovitch Strum, physicien renommé, est soupçonné de mener des recherches trop abstraites, «talmudiques» (Strum est juif), éloignées des besoins concrets du peuple soviétique. Il prônerait une vision de la physique inacceptable parce que fort peu conforme aux principes de la doctrine marxiste-léniniste. Strum est invité à «faire son auto-critique» devant ses pairs.

En répondant à un questionnaire détaillé sur son identité, sa nationalité, ses origines sociales et familiales, il se fait les réflexions suivantes: Une chose me paraît évidente: il est horrible de tuer les Juifs sous prétexte qu’ils sont juifs. Ils sont des hommes comme les autres, ils peuvent être bons, mauvais, doués, stupides, bornés, gais, sensibles, généreux ou avares. Hitler dit, lui: «Aucune importance! Ils sont juifs, le reste ne compte pas». Naturellement, je proteste de tout mon être. Mais finalement, nous suivons le même principe: ce qui compte, c’est qu’on soit ou non d’origine noble, fils de koulak ou de marchand. Et quelle importance que les gens soient bons, mauvais, doués, généreux, stupides ou gais! Le pire, c’est qu’il ne s’agit même pas de nobles, de prêtres ou de marchands. Il s’agit de leurs fils, ou de leurs petits-enfants. Que voulez-vous, ils ont la noblesse dans le sang, comme le judaïsme, à croire qu’on est marchand ou prêtre héréditairement! C’est ridicule! (…) Staline a dit: «Le fils n’a pas à répondre de son père». Mais il a également dit: «La pomme ne tombe jamais loin du pommier».

Ce passage constituait à l’époque un véritable attentat. Un écrivain juif, dont la mère avait été assassinée par les nazis en 1941, osait juger équivalents les crimes commis par le nazisme et le communisme, alors que l’Occident rendait grâce à Staline d’avoir écrasé le mal absolu, attribuant au génie stratégique du Guide la victoire que les sacrifices inouïs du peuple russe avaient permis de remporter.

Aujourd’hui encore, ces lignes n’ont rien perdu de leur caractère scandaleux. On dispute toujours de savoir si le nazisme fut plus nuisible que le communisme, si un enfant juif gazé à Auschwitz est une victime plus digne de pitié qu’un petit Ukrainien mort au cours de la famine entretenue par les bolcheviques.

La balance penche le plus souvent en défaveur du nazisme, bien qu’Hannah Arendt (juive elle aussi) ait écrit que le communisme représente une forme de totalitarisme plus parfaite que le nazisme. En général, on admet que le nazisme était plus affreux parce qu’il recherchait le bien d’une communauté particulière, la race aryenne, tandis que le communisme visait le bonheur de l’humanité entière, des circonstances malheureuses ayant détourné de leur accomplissement les «louables intentions» proclamées au départ.

Aucune indulgence de ce genre chez Grossman. Pour lui, nazisme et communisme se valent dans l’horreur parce que les deux idéologies (à l’image de la Révolution française, leur matrice commune, ajouterions-nous…) nient l’humanité de leurs ennemis, qu’ils ne jugent pas selon les critères habituels de justice. Leur malfaisance est indiscutable et irrémédiable. C’est leur existence même qui est condamnable. Même si un Juif a versé son sang pour sa patrie allemande en 1918, il doit être liquidé. Même si un fils de paysan libre (un koulak) a révélé par ses actes qu’il est un communiste irréprochable, on l’envoie au goulag parce que son sang paysan contient les germes de la trahison et du sabotage.

Nazis et communistes s’excusaient des crimes commis en prétextant qu’on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs. Un plaisantin demanda un jour: mais où est l’omelette? Les régimes totalitaires ne firent jamais le bien d’aucun peuple car les principes de leurs actions étaient faux. Il en résultait la nécessité de disposer d’un bouc émissaire destiné à dissimuler les mensonges et l’échec, à justifier les sacrifices exigés sans trêve.

Les idéologies totalitaires, religions travesties, interprètent de manière toute terrestre le dogme du péché originel. Les ennemis sont absolument pécheurs, mais personne n’est venu racheter leurs péchés, ils n’ont plus figure humaine, on les efface de la surface du globe. Dans cette perspective pseudo-religieuse, obsédée de pureté, l’adage selon lequel un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure vaut son pesant d’or. Afin de maintenir la cohésion et l’égalité des citoyens (nazisme et communisme sont deux idéologies égalitaires), et leur foi dans l’avenir radieux, les milieux dirigeants ont un besoin constant d’ennemis à abattre, d’êtres inférieurs et disgraciés, face auxquels le plus humble des membres de la race ou de la classe élues passe pour un phénix.

Pour les nazis, les Juifs jouaient le rôle d’insectes nuisibles à pulvériser. Si ceux-ci avaient été totalement exterminés, les nazis s’en seraient pris aux chrétiens, aux sous-hommes slaves ou latins, à l’ancienne aristocratie hostile à Hitler. Ensuite, ils auraient opéré des distinctions subtiles au sein même de la race nordique. Goering disait: «C’est moi qui décide qui est juif ou pas.» On peut entendre cette phrase de deux manières: tant qu’un individu nous est utile, il n’est pas juif ou: si nous avons besoin d’ennemis à supprimer, nous inventerons des Juifs. En refusant, sous prétexte de leur infériorité raciale, de s’allier aux Slaves qui voulaient se débarrasser de Staline, les nazis allaient perdre la guerre par manque de réalisme politique et vanité idéologique. La race nordique avait perdu, elle méritait de mourir; Hitler, Goebbels et d’autres tirèrent la conclusion qui s’imposait et se suicidèrent.

Du côté soviétique, on supprima d’abord les suppôts de la monarchie: nobles, militaires, prêtres, riches propriétaires. Quand ils eurent tous été liquidés, on s’acharna sur les paysans. Puis ce fut le tour des dissidents à l’intérieur du parti, les trotskistes et les «droitiers» («La Russie connaît le multipartisme: un parti au pouvoir et tous les autres en prison»). Ensuite, Staline liquida les vieux bolcheviques, les plus engagés, ceux qui avaient été les premiers à suivre Lénine. Après la guerre, il chercha noise aux «cosmopolites bourgeois», autrement dit aux Juifs, vendus à l’impérialisme américain. Sa mort empêcha leur déportation. A cause de crimes imaginaires, la botte de l’Etat soviétique pouvait écraser à tout moment n’importe quel visage.

Comme le constatait Grossman, les deux régimes exhibaient leur commune barbarie en invoquant la responsabilité clanique (Sippenhaft, en allemand). Les familles des dissidents soviétiques étaient incarcérées; quand le colonel von Stauffenberg complota contre Hitler, tous ses proches, dont certains ignoraient même son acte, furent arrêtés.

Par chance, la désignation incessante d’ennemis nouveaux, toujours plus proches des cercles du pouvoir, se retourna contre les chefs de la nomenklatura totalitaire. Ils finirent par s’exterminer les uns les autres, à l’exemple des maîtres successifs de la police soviétique, ou à se donner la mort, comme les dignitaires nazis, révélant le caractère nihiliste de leur entreprise.

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