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Opéra transposé, opéra trahi?

Jean-François Cavin
La Nation n° 1999 bis 22 août 2014

Une lectrice de 24 heures s’est indignée, dans le courrier des lecteurs, d’une mise en scène d’Aïda, réalisée par Olivier Py à l’Opéra-Bastille, avec des engins militaires à chenilles sur les planches, des soldats en treillis, des chanteurs brandissant des pancartes «Dehors les étrangers», et d’autres provocations assez éloignées de l’Egypte des pharaons. Elle a aussitôt été approuvée par plusieurs autres correspondants, qui s’en sont pris de manière générale à une certaine mode de transposition des œuvres à une autre époque ou en un autre lieu que ce qu’indique le livret. On ne résiste pas au plaisir de citer l’une de ces lettres, due à M. André Leyvraz, de Berne:

[…] Des régisseurs à l’ego surdimensionné, ne supportant pas que l’auteur de l’opéra leur fasse de l’ombre, s’imaginent avoir inventé la roue en modernisant l’œuvre et surtout en la manipulant à leur profit avec l’espoir de laisser une trace dans l’histoire. Ces coucous culturels (le coucou est un oiseau qui s’approprie le nid des autres) ne réalisent pas qu’en fait ils n’ont rien inventé: les mises en scène modernes sévissent déjà depuis plus de cinquante ans!

Il y a quatre types de contrefacteurs d’opéras:

– Le radin. Une chaise devant un mur noir comme seul décor et des artistes qui chantent et jouent dans leur tenue de ville, le tout par économie et pour réduire les coûts.

– L’idéaliste naïf. Il s’imagine qu’un opéra modernisé est plus accessible au citoyen moyen et, par là-même, il rabaisse le spectateur au niveau d’un béotien.

– Celui qui a la tête enflée comme une montgolfière. Mozart, Verdi, Wagner et tous les autres n’avaient rien compris. Heureusement, LUI, le sauveur de l’opéra, est arrivé pour corriger les errements de ces compositeurs à la réputation, selon lui, surfaite.

– L’exalté politique. C’est le pire de tous et également celui auquel se réfère votre lectrice au sujet de l’Aïda qu’elle a subi. En général, il a un problème viscéral avec Wagner. Ses mises en scène impliquent des casques à pointe, des uniformes gris avec brassards et il tente de faire passer des messages subliminaux condamnant l’extrémisme (de droite, en général il est plus conciliant avec celui de gauche) […].

C’est si bien dit qu’on aimerait être totalement d’accord avec M. Leyvraz. Or, aux quatre types qu’il mentionne, il faut tout de même en ajouter un cinquième, même si l’espèce est assez rare: celui qui réussit et, par un éclairage nouveau, approfondit ou complète notre vision de l’œuvre.

Il me souvient d’un Don Giovanni présenté au Théâtre du Jorat il y a une vingtaine d’années. L’action ne se déroulait pas à Séville, mais dans une station balnéaire des années 1950, tombée dans un semi-abandon après l’été; le héros était un vieux beau qui échouait dans ses tentatives de séduction. Il y avait bien entendu quelques décalages par rapport au livret. Mais ce Don Juan en fin de course, sur une plage en fin de saison, dans un climat de fin de vie, c’était impressionnant. Notez d’ailleurs que, chez Da Ponte, le héros aux mille et trois conquêtes ne conclut pas la mille et quatrième avant de sombrer dans le néant. La relecture était, somme toute, proche de l’original.

Tout récemment, à Berlin, le Fliegende Holländer se déroulait non dans une maison de pêcheur battue par le vent, mais dans un intérieur bourgeois situé dans une ville hanséatique au XIXe siècle. Senta, la fille de la maison promise à un beau parti, fixe avec exaltation une grande peinture ornant toute la paroi du salon et représentant la légende du damné en quête de rédemption; et, tout d’un coup, la peinture se met à bouger, à vivre, et l’on est comme aspiré vers la mer et vers le mythe, en même temps que l’imaginaire de Senta qui sombrera dans la schizophrénie. Là aussi, certains aspects du livret ne trouvent pas leur place dans cette transposition; mais, au-delà de l’effet scénique hallucinant, c’est une manière puissante d’illustrer un élément majeur de l’œuvre de Wagner: la tension entre la réalité et le rêve, qui va jusqu’au dédoublement de la personnalité.

Nous ne plaidons pas pour une «modernisation» systématique; il faut éviter les anachronismes criants et les contradictions flagrantes avec le texte; il faut prohiber absolument la récupération politique de bas étage. Et certaines œuvres ne se prêtent nullement à la transposition: on ne conçoit pas les Meistersinger ailleurs qu’à Nuremberg au XVIe siècle. Mais, en art, il faut se garder des théories rigides: l’intuition, l’imagination, la distanciation pourquoi pas, la fantaisie, la poésie, le goût en fin de compte y ont les premières places.

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