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Plus jamais ça

Jacques Perrin
La Nation n° 2003 17 octobre 2014

Un régime totalitaire vise le Bien; il veut un monde meilleur et fabrique un homme nouveau. La réalité telle qu’elle est suscite son hostilité. Il fait table rase du passé.

Comme les chefs du parti unique envisagent une refonte totale de la société, ils désirent contrôler tout ce qui arrive, d’où la nécessité de surveiller, de punir, de terroriser.

L’écrivain Vassili Grossman n’a pas été arrêté, ni battu, ni jeté à la Loubianka. Il fut un communiste convaincu, intégré dans la couche inférieure des privilégiés du régime. Dans Vie et destin, il a cependant laissé un tableau saisissant de ce que fut la vie au temps de Staline. La méfiance, la peur, le mensonge et la violence extrême en constituaient la trame.

On se demande si un pouvoir totalitaire nouveau verra le jour. Journalistes et intellectuels clament «plus jamais ça!» en songeant à une résurgence du nazisme. Le «ça» n’est jamais le génocide vendéen ou le Goulag.

Le communisme et le nazisme ne reviendront pas, mais le totalitarisme nouveau en conservera les traits essentiels.

Il proposera une utopie pour rassembler les mécontents avides de nouveautés. Nous ne croyons pas en un totalitarisme écologique car l’écologie est plutôt conservatrice, ni en un totalitarisme islamique parce que le pouvoir totalitaire ne peut tolérer un dieu inatteignable qui limiterait ses prétentions à la toute-puissance.

Quelle utopie mouvra le totalitarisme à venir? Ne disposant pas d’une imagination hors du commun, nous nous satisferons de prolonger les traits tendanciellement totalitaires de notre temps, sachant que la nature, la nature humaine notamment, ne cesse de produire des contrepoisons aux évolutions néfastes.

Le Bien résidera dans le développement d’un Empire à vocation universelle, l’extension de la démocratie oligarchique et de l’idéologie des droits, la production d’un homme amélioré, grâce aux progrès des sciences de la vie et des techniques. Ce programme prétendra apporter la paix et l’abondance à tous les hommes, sans discrimination de classe, de race, d’orientation sexuelle. Il suscitera des vocations idéalistes et s’assurera des auxiliaires zélés. Il intégrera le discours écologique promettant une croissance «qualitative», une prospérité «fine», opposant des «technologies propres» aux excès de la technique. Celle-ci restera pourtant son alpha et son oméga.

Bien entendu, comme à chaque fois qu’une utopie prend son essor, il faudra compter avec la «résistance au changement», laquelle fournira une réserve d’ennemis.

Face une frange de la population passéiste, «déconnectée», condamnée à la pauvreté et à la laideur, une «nomenclature» de jeunes privilégiés se détachera, formée notamment des thuriféraires du «plus jamais ça!». Une police impériale la protégera. L’informatique permettra une surveillance serrée. Le nouveau régime parlera beaucoup de «droits à». La liberté deviendra obligatoire. L’Empire ne craindra ni les paradoxes, ni les oxymores.

La famille n’existera plus. Des organismes eugénistes d’Etat engendreront et élèveront les enfants en vue d’une indépendance formatée. Grâce au contrôle étatique des naissances, la population diminuera. Chacun vivra comme isolé dans une bulle.

Ce qui est vrai un jour deviendra faux le lendemain. Telle secte ou minorité sera prônée, puis persécutée. Liberté des mœurs, plaisir, sécurité et santé pour tous seront les mots d’ordre.

Les ennemis seront en premier lieu les chrétiens, parce que tout projet totalitaire est une contrefaçon vicieuse du christianisme. On transformera les églises en boîtes de nuit ou en sièges du parti libéral-social. On tolérera les autres religions à titre de «spiritualités» apaisantes.

Seront mal vus les nostalgiques du passé: nationalistes, conservateurs, amateurs de frontières. Les vieux seront suspects, on pratiquera l’euthanasie à leur encontre quand ils s’obstineront à accepter les infirmités de l’âge. Tous ceux qui tomberont malades par leur propre faute seront privés de soins.

On forcera les citoyens à admirer les «events» célébrant la «fierté» de telle ou telle «communauté» estampillée «innovante». Selon les modèles établis par les multinationales géantes, les écoles en ligne offriront une diversité de façade, selon le poids accordé aux «échanges multiculturels» simulés (il y aura une culture unique), aux nouvelles «technologies», à l’éducation non-violente, aux recherches sur le genre, aux activités «culturelles», etc.

La consommation obligatoire de gadgets inutiles sera instillée dans les habitudes. Paysans et artisans n’existeront plus, la plupart des gestes professionnels seront robotisés, découpés en processus abstraits. La «créativité» sera normée.

La violence que se doit d’exercer tout pouvoir totalitaire tourmentera, en surface, la conscience des représentants de l’Etat bienveillant. Des bourreaux «incontrôlés» commettront des atrocités. Le gouvernement sous-traitera les mauvais traitements infligés aux dissidents. Une armée d’éducateurs et de chimistes prendront ceux-ci en charge dans des hôpitaux-prisons gérés par des entreprises mafieuses.

Ce qui permettait aux rebelles des époques révolues de résister aura disparu. Pas de silence, aucune vie familiale, pas d’amitiés, pas d’amour, «que du plaisir», aucune contemplation possible de la nature en dehors des circuits touristiques.

La propagande se substituera au réel. L’idée que celui-ci puisse offrir une résistance s’estompera. Une partie de la population sera employée à «faire de l’événementiel» et à vanter l’aventure «sécurisée». L’emploi du temps fera alterner divertissements et «carrières passionnantes». La vie sera uniformément plaisante: ni tragédie, ni souffrance, ni douleurs, sauf pour les «refuzniks». Subsistera l’angoisse de subir une relégation pour ne pas avoir été à la hauteur dans son «activité».

Une culpabilité vague flottera. Quantité de lois, prescriptions et règlements encadreront la vie. Chacun craindra d’être exposé à des poursuites pour les avoir ignorés.

Le langage sera simplifié, réduit à des signes univoques, des images, des émoticônes. Apprendre à lire et à écrire servira à peine.

On nous délivrera du fardeau de penser.

Seulement, les tendances mauvaises ne réalisent pas forcément leur potentiel.

Les idées qui risqueraient de nous conduire au totalitarisme sont aujourd’hui si contestées, dans des milieux si divers, que leurs adeptes prennent peur et ne répondent que par l’agressivité colérique des faibles. On le constate chaque jour.

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