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Eloge de l’emmental

Jean-François Cavin
La Nation n° 2011 6 février 2015

Partout où, sur notre Terre, un peu d’herbe permet le pâturage d’animaux lactifères – chèvres nerveuses ou placides bovidés –, l’ingéniosité et le goût de l’homme ont créé des fromages. Il y en a des milliers de sortes dans des dizaines de pays et presque tous, chacun à sa manière, sont au moins des réussites, parfois des merveilles.

La gamme des bleus, du plus acide au plus parfumé, du plus séchard au plus crémeux, mérite à elle seule un bouquet d’éloges. Les pâtes molles flattent la langue et le palais et développent des senteurs parfois discrètement racées, voyez le brie, parfois violemment prenantes, goûtez l’époisses. Les pâtes dures, au sommet desquelles, à l’étranger, trône le parmesan, se fendent sous la dent avant de répandre leur saveur salée jusque dans les derniers recoins de votre bouche.

Chez nous aussi, que de splendeurs gustatives! Le schabziger qui, mélangé au beurre, se tartine sur les pommes de terre nouvelles en un mariage parfait. L’appenzeller, aux parfums de plantes mystérieuses, selon un secret plus jalousement gardé que le secret bancaire. La tête-de-moine qui ne développe sa saveur que grâce à la mécanique – civilisation jurassienne oblige. Les fromages d’alpage valaisans, dont la virile texture et le goût varient imperceptiblement, mais sûrement, du val de Bagnes à la vallée de Conches, et n’allez surtout pas les confondre!

Et bien entendu, pour nous autres Vaudois, tant d’excellents produits, et quelques miracles: la tomme de Rougemont qu’il vaut mieux boire que manger tant elle est coulante; le gruyère vieux, salé, friable, aussi long en bouche qu’un bon dézaley; et le vacherin de La Vallée, seigneur des combes jurassiennes, alliant de façon inimitable la douceur et l’amertume, le parfum des hautes prairies et l’odeur du sapin.

Face à tant de magnificences, on est en droit de considérer que l’emmental est une erreur de l’artisanat fromager. La consistance, ni coulante, ni ferme, est vaguement caoutchouteuse; on mâche cette pâte mollement comme un ruminant mastiquant son herbage. Le goût… comment en parler puisqu’il n’en a point? Il est insipide, il est terne, il est morne; il ressemble à l’esprit d’un médiocre député agrarien des préalpes bernoises, dont on n’attend aucune parole savoureuse puisqu’il est plongé dans une infinie somnolence. L’emmental n’a rien pour lui. C’est un non-produit, dont le meilleur, c’est les trous.

Voilà ce que je pensais. Or je me suis ravisé. L’autre jour, j’avais l’estomac brouillé. Oh, rien de grave, pas de crampes, pas de vraies nausées, mais cet état indéfinissable où, sans se sentir mal, on ne se sent pas bien. J’étais un peu chose. Je cherchais dans un magasin d’alimentation, l’œil opaque et l’esprit absent, ce qui pourrait quand même me sustenter un peu. La viande? Trop agressive. Les légumes, à cuire à l’eau? Sans doute écœurants. La pâtisserie? Trop lourde. C’est alors que je le vois sur une étagère, l’emmental, inerte, jaunâtre, insignifiant, et j’ai compris qu’il m’attendait: je n’avais faim de rien, son néant même me comblait. A la maison, j’ai mâchonné quelques centimètres de cette gomme; mon estomac s’est un peu meublé, je me suis senti mieux et n’ai pas dû consulter. L’emmental, bienfaisant contre le mal-être digestif, devrait être remboursé par l’assurance- maladie.

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