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Misère de l’abondance

Jacques Perrin
La Nation n° 2011 6 février 2015

«On n’a jamais manqué de rien», diraient presque tous les Vaudois nés après 1945. Ils n’ont souffert ni de la faim ni de la soif. Ils ont disposé d’un toit, de l’eau courante, de l’électricité. Dès les années huitante, la masse d’objets disponibles n’a cessé de croître. Les quinquagénaires sont à même de mesurer le progrès matériel effarant qui les a accompagnés durant leur vie.

Une abondance à peine imaginable règne.

L’abondance signifie qu’un grand nombre de produits, excédant les besoins, s’offrent à la convoitise des consommateurs. Elle se constate tout simplement le samedi matin dans n’importe quel marché du Canton. Les étals des bouchers regorgent de viandes succulentes, de volailles, de tripes, d’énormes pâtés en croûte; les vignerons donnent à déguster des crus nouveaux; des légumes et des fruits bien lustrés, des épices exotiques, des fromages, du beurre, de la crème donnent l’eau à la bouche. Nous vivons dans un pays où coulent le lait et le miel.

On ne peut s’opposer à l’abondance; fruit du travail de tous, elle manifeste l’efficacité et l’ingéniosité d’un peuple. De surcroît, elle est liée à la paix car on ne produit que le strict nécessaire quand les conflits civils font rage. Le «doux commerce» cher à Montesquieu tient la guerre à distance.

L’abondance ne va pas sans inconvénients. Elle relève de la quantité; on ne parle pas d’une amitié, d’un amour, d’une beauté ou d’un talent «abondant». Comme le PIB (produit intérieur brut), elle ne s’applique qu’à ce qui se mesure, et ne touche pas l’essentiel d’une vie humaine, comme l’a rappelé en 1968 le sénateur des Etats- Unis Robert Kennedy, dans un discours à l’Université du Kansas resté célèbre.

On n’a pas besoin de l’abondance pour vivre bien, elle est au-delà des besoins, elle excite le désir. Elle tourne mal parfois. Chacun a entendu parler de l’épisode emblématique des «délices de Capoue» relaté par Tite-Live dans l’Histoire romaine au chapitre XXIII. En 216 avant J.-C., après avoir écrasé les troupes romaines à la bataille de Cannes, renonçant à foncer sur Rome apeurée, Hannibal décide de donner du repos à ses soldats et leur laisse durant l’hiver quartier libre à Capoue, ville du sud de l’Italie, énervée par une longue prospérité. Ils en sortiront au printemps, inaptes au combat: Aussi l’on put voir qu’Hannibal n’avait pas la même armée lorsqu’il sortit de Capoue. Les Carthaginois revenaient presque tous embarrassés de femmes de mauvaise vie; et quand ils recommencèrent à habiter sous la tente, qu’ils retrouvèrent les marches et les fatigues de la vie de soldat, semblables à de nouvelles recrues, la force leur manquait aussi bien que le courage. Les courtisanes, le vin, les mets choisis et les bains avaient eu raison d’eux plus sûrement que les rudes légionnaires.

Plus modestement, nous nous souvenons de notre école d’officier interrompue quelques jours par les libations de fin d’année. Cette pause pourtant très brève aviva les difficultés de la semaine d’endurance, fixée au tout début de janvier.

L’abondance est ambivalente. Pour la produire, il faut de l’ascétisme. Nous savons bien que nos ancêtres ont peu joui de la prospérité qu’ils avaient contribué à créer. Le travail fut leur vie, comme les inscriptions sur leurs tombes l’attestent parfois. A cause de l’insouciance engendrée par le bien-être, nous oublions de constituer des réserves pour les temps difficiles.

Plus étonnant encore: l’abondance empêche les jouissances raffinées. Les participants de notre camp de Valeyres en font chaque année l’expérience. Les dîners délicieux les assoupissent et ils en deviennent incapables de savourer la musique magnifique qui accompagne le café…

Il faut être fort pour créer l’abondance, fort pour en jouir. Et la force s’acquiert par les exercices répétés et les privations volontaires. Aussi se voit-on contraint de fuir l’abondance pour conserver les qualités qui ont présidé à son édification.

De nos jours, l’opulence favorise une sorte de malheur à multiples facettes, constitué par ce qu’on appelle les «addictions»: on consomme jusqu’à plus soif, on entasse, on accumule, on collectionne, on aligne les conquêtes, en finissant par éprouver non du plaisir, mais de l’angoisse et du dégoût.

Nous ne pouvons souhaiter le retour de la pénurie, il a fallu trop d’efforts pour y échapper. Cependant l’opulence ramollit notre volonté, nous livrant sans défense à l’adversité. C’est sous son règne que de maîtres nous devenons esclaves.

Que faire?

Le remède consiste peut-être dans l’autolimitation volontaire prônée en son temps par un Soljenitsyne, dans un monachisme sévère, dans la souffrance qu’impliquent toutes les pratiques extrêmes qui fleurissent (sports et aventures), dans les soucis liés à la création d’une entreprise ou à l’entretien d’une famille nombreuse.

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