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La maison brûle

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2016 17 avril 2015

Un ami nous reproche d’être trop bloqués sur les principes, au détriment de l’efficacité politique. En particulier, notre refus de soutenir certaines initiatives pour des motifs de rédaction fautive, d’incohérence juridique ou d’irrespect des souverainetés cantonales lui semble excessif. Nous focaliserions sur la perfection des moyens au détriment de la fin, qui pourtant seule importe: «Quand la maison brûle, on ne se dispute pas sur la couleur des extincteurs.»

L’incendie, pour lui, c’est l’immigration et l’islamisation. Pour tel autre, c’est le réchauffement climatique, ou la surpopulation, ou la pollution et le mitage du territoire, ou la déchristianisation de la société, ou la banalisation du divorce et de l’avortement, c’est la drogue, la pédophilie, la réduction des subventions culturelles, la dérégulation du marché, que sais-je? Chacun voit l’apocalypse à sa porte et y trouve un motif pour exiger qu’on prenne des mesures de crise.

Aucun n’a entièrement tort, certes, mais à tous les suivre, la Constitution finirait par n’être plus qu’une juxtaposition de mini-pleins-pouvoirs.

Que les moyens soient subordonnés à la fin, personne ne le conteste. Mais ce n’est pas exactement la question. Les principes politiques sont plus que de simples moyens qu’on pourrait utiliser ou non en fonction de leur efficacité immédiate.

L’exactitude rédactionnelle est plus qu’une question académique. La clarté des textes constitutionnels est une exigence vitale pour une pratique équilibrée du pouvoir, surtout quand il s’agit de l’horlogerie délicate des institutions suisses. Dans cette «grande complication», chaque mot compte. Un texte d’initiative mal rédigé est un texte insuffisamment pensé, gros d’interprétations extensives et de prolongements législatifs imprévus.

La cohérence juridique est plus qu’une question formelle. Chaque partie et sous-partie du droit résonne sur toutes les autres. Le moindre élément disproportionné, bancal ou étranger à l’esprit de nos lois apporte un trouble à l’ensemble du système. En fait, notre ami sacrifie un moyen général à une fin particulière.

Le fédéralisme n’est pas qu’un système de décision original et un peu folklorique, acceptable par beau temps mais inutilisable quand la tempête se lève. Il exprime et maintient la réalité profonde, une et composite, de l’alliance fédérale. Priver les cantons, même d’un petit bout de compétence, c’est porter une atteinte irrattrapable à cette réalité. Et toute centralisation en suscite d’autres. Même si beaucoup l’ont votée pour des motifs politiques, l’initiative fédérale pour l’interdiction des minarets a ouvert à la Confédération une porte en matière religieuse, matière éminemment liée aux mœurs cantonales.

Ainsi, au nom de la gravité de la situation et de l’urgence, ou simplement pour «donner un signe clair», on accepte d’affaiblir voire de casser d’innombrables coutumes, liens personnels ou sociaux, cadres institutionnels, ajustements jurisprudentiels créés au cours du temps par la volonté et l’habitude. On dilapide un capital énorme sans même s’en apercevoir.

Notre ami veut protéger nos identités cantonales et fédérale contre l’invasion d’autres peuples et d’autres mœurs. Quoi de plus légitime? Mais comment ne pas voir que nos institutions sont partie intégrante de cette identité? Les initiatives mal fagotées qui se multiplient y portent des atteintes constantes.

On pourrait même dire que la maison de la démocratie directe est l’une des plus menacées par les flammes. Un des rôles de La Nation est de combattre cet incendie-là. Il est de rappeler inlassablement aux pompiers d’occasion que le respect des principes, même s’il ralentit les opérations, ou peut-être à cause de cela, leur permettrait de prendre la bonne distance par rapport aux émotions qui leur font parfois négliger le sens des institutions, de la durée et des proportions. Il leur inspirerait de chercher des solutions qui, conformes à la réalité politique durable de la Confédération, s’intégreraient harmonieusement et sans dégâts au droit et aux usages existants.

Il arrive, on le sait, que la maison brûle vraiment, que les barbares grattent aux portes et que des mesures exceptionnelles s’imposent. Nous croyons que la simple perspective d’une évolution catastrophique n’est pas un critère suffisant pour entrer dans le jeu des pleins pouvoirs, toujours périlleux et parfois mortel pour les souverainetés cantonales, l’autonomie des communautés intermédiaires et les libertés personnelles.

Il y faut vraiment une menace sur le pays qui soit concrète, immédiate et brutale. Que ces critères soient réunis, seul peut en juger le pouvoir politique, qui dispose à la fois de la vue d’ensemble et de la force publique. En d’autres termes – oh la belle découverte! – seul l’Etat est habilité à recourir à la raison d’Etat. Vouloir utiliser la démocratie directe pour exercer ou, plus exactement, pour contraindre les autorités à exercer les pleins pouvoirs est un contresens politique.

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