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Jeunesse, armée, courage

Jacques Perrin
La Nation n° 2230 30 juin 2023

Les militaires n’ont pas attendu la guerre en Ukraine pour se rendre compte que leur métier pourrait changer. Nous avons lu trois ouvrages parus avant février 2022: Eloge du courage, du général Jean-Claude Gallet, ancien commandant de la brigade de sapeurs-pompiers de Paris; Corps et âme du colonel Nicolas Zeller, médecin dans les forces spéciales; Anatomie du courage de l’officier de marine Benjamin Douteau. Lors d’un Entretien du mercredi de la Ligue vaudoise, nous avons écouté le divisionnaire Mathias Tüscher, commandant de la division territoriale 1, sur la même longueur d’ondes que ses collègues français.

L’expérience des soldats et des pompiers, exerçant des professions où le sacrifice de la vie peut être exigé, doit être méditée. Nous considérerons la place des armées dans les nations occidentales d’aujourd’hui et le besoin de courage.

Depuis 1945, les Etats-Unis d’Amérique et leurs alliés dominent le monde. Ayant vaincu les régimes totalitaires du XXe siècle, l’Occident a longtemps joui des dividendes de paix. La liberté d’entreprendre et la mondialisation y ont engendré la prospérité. La plupart des Occidentaux travaillent, profitent de l’argent gagné et se divertissent. Il se trouve que l’abondance a des inconvénients. Diverses menaces se juxtaposent: une démographie basse et le vieillissement des peuples, la raréfaction des ressources, le réchauffement climatique, les migrations incontrôlées, les épidémies, le terrorisme et l’instabilité sociale provoquée à la fois par l’individualisme (j’ai droit à …) et la formation de pseudo-communautés revendicatrices.

Dans ce type de société, l’armée détonne. La hiérarchie, la discipline et l’usage de la force ne sont pas des valeurs bien en cour. La mort et la douleur, lot des soldats, disparaissent de notre environnement immédiat. On nie l’existence de l’âme et l’on voue au corps un culte qui dissimule un mépris inconscient. L’unité de l’âme et du corps n’est pas rien pour le soldat, car le courage lie la force de l’âme à la robustesse physique.

L’armée s’est adaptée à la modernité. A cause de l’évidente supériorité technique occidentale, les politiques ont cru que des armées professionnelles bien équipées, disposant d’une grande puissance de feu à distance, feraient régner le droit dans le monde à coups de frappes chirurgicales. Dans le camp des «gentils» opposés à l’Axe du Mal, les principes de guerre zéro mort et de no boots on the ground (le moins possible de soldats sur le champ de bataille) s’imposaient.

Depuis quelque temps, les militaires pressentent le retour des guerres de haute intensité. Il faut désormais compter avec la Chine, la Russie, l’Inde, la Turquie, l’Iran. Le cyber et la propagande décuplée par les réseaux sociaux joueront leur rôle, mais on se battra aussi sur mer, dans les airs, sur terre.

Le no boots on the ground semble encore la règle en Ukraine. Les Occidentaux combattront les Russes jusqu’au dernier Ukrainien, prétendent certains experts «alternatifs». Et ensuite? Il faudra des hommes pour tenir le terrain. Les chefs occidentaux auront besoin de fantassins, de soldats de chars et d’artilleurs courageux. Les trouveront-ils?

Le courage n’a pas changé depuis les Grecs. L’éthique d’Aristote et le dialogue de Platon Lachès alimentent toujours les réflexions de nos officiers. Recevoir la mort – et aussi la donner ou l’ordonner – demande du courage. Celui-ci ne tombe pas du ciel. Manifestation de la volonté, il se construit et se vit. Il faut l’entretenir comme les fusils. Mais l’entraînement est toujours en-deçà de la réalité, seule la guerre apprend la guerre. L’expérience des anciens ayant survécu à plusieurs opérations compte pour les jeunes. Construire le courage est difficile dans une société anxieuse où la maladie et la mort semblent anormales, où les drogues et les médicaments apaisent douleurs et souffrances. Au nom de quoi faudrait-il souffrir et mourir?

De 1963 à 2019, la France a perdu au combat 549 militaires. Entre 1914 et 1918, il y eut 900 morts par jour. Verdun est oublié. Un officier parlant aujourd’hui de sacrifice pour la patrie nage à contre-courant. Il lui faut démontrer que le courage n’est pas seulement une performance individuelle, mais résulte de la cohésion d’un groupe. Le sportif de haut niveau ne peut pas être le modèle du soldat. Celui-ci n’est pas non plus un travailleur de chantier frappé par un accident de travail, ni une victime de ses chefs. Les familles qui intentent des procès aux autorités militaires (cela est arrivé à une unité française servant en Afghanistan) ne comprennent pas que le risque de mourir est inhérent au service militaire.

En outre, le courage n’est pas définitivement acquis. Le colonel Zeller relate l’expérience d’un capitaine français, entamant son troisième séjour en Afghanistan, meneur d’hommes aguerri, portant la Croix de la Valeur militaire. Lors d’une patrouille, une section est prise sous le feu des talibans. Certains soldats parviennent à se replier pour organiser une position de riposte, tandis que le capitaine reste bloqué derrière un muret en pisé. L’ennemi concentre son feu sur cette fragile barricade. La panique saisit l’officier incapable de formuler un ordre et ne sachant plus se servir de son arme. Ses subordonnés finissent par le dégager. Le capitaine demandera à rentrer en France et quittera l’armée.

En dépit d’une vision lucide des faiblesses de notre société, les trois officiers français et le divisionnaire Tüscher restent optimistes. Il faut aimer la société telle qu’elle est, écrit Douteau. Tous les quatre font confiance à leurs jeunes soldats bien que ceux-ci souffrent des vices d’aujourd’hui, riches en biens et pauvres en relations, importunés par leurs copines au fond de l’Afrique pour des détails ménagers, pratiquant durant les moments tranquilles le body building en ingurgitant vers minuit force shakers de protéines. Le colonel Zeller écrit: La jeunesse est le sang neuf, elle frappe à la porte malgré tout. Ce sont les paradoxes des jeunes qui sont leurs atouts. Leur avidité de sens en est la preuve ultime. Miser sur le long terme, les éduquer.

Le divisionnaire Tüscher a constaté qu’il dispose de bons soldats parmi les segundos, deuxième génération d’immigrés en Suisse, dont les parents assistent fièrement aux cérémonies de promotions. Rien n’est perdu.

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