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Et l’entreprise inventa le citoyen

Benjamin Ansermet
La Nation n° 2256 28 juin 2024

Lors d’un entretien du mercredi, M. Henri-Pierre Mottironi nous a présenté son livre, tiré de sa thèse en science politique, qui met en lumière un pan méconnu de l’histoire: l’importance qu’eurent les compagnies commerciales dans la réflexion des penseurs politiques des XVIIe-XVIIIe siècles – ce qui peut aussi nourrir des réflexions actuelles.

Le premier chapitre montre comment les compagnies des Indes furent perçues en leur temps comme de petits Etats, de petites républiques, qui géraient des territoires entiers. Leur fonctionnement interne s’inspirait de celui des corporations et surtout des communes médiévales. Ces compagnies étaient aussi le lieu d’expérimentations concernant les modes de scrutin, notamment autour du vote secret, qui se répandirent ensuite dans les Etats. Ces compagnies se développèrent d’abord en Hollande et en Angleterre, puis en France, avec quelques spécificités nationales.

Le chapitre 2 est consacré au trust; cette spécificité du droit anglais crée une sorte de fiducie où un individu transfère la propriété d’un bien à un tiers dans un but donné, au profit d’une tierce partie, le bénéficiaire. Ce modèle va servir d’inspiration à la pensée anti-absolutiste ou républicaine de Locke ou d’Algernon Sidney. La vision du gouvernement comme trust pour le bien public établit cette relation entre les constituants, le gouvernement et le peuple. Le gouvernement (et le roi) peut être remplacé s’il ne respecte pas le contrat créant ce trust. Les huguenots et les penseurs anglophiles des Lumières introduisirent ces idées en France. Les difficultés de traduction conduiront à la création d’un nouveau vocabulaire (comme constituant), qui se retrouvera durant la Révolution.

Le chapitre 3 s’intéresse à la société en commandite où un commanditaire apporte l’argent, tandis qu’un commandité gère l’entreprise. Il doit présenter les comptes au premier et prend les risques en cas de faillite. Un commanditaire touche de l’argent en fonction de sa part d’investissement. Cette forme de société était vantée pour lutter contre l’oisiveté de l’argent des riches. Là encore, l’analogie avec le gouvernement sera développée. Le peuple (le commanditaire) peut changer de gouvernement (de commandité) si celui-ci fait mal son travail. La reddition des comptes devient également importante. Cette comparaison va servir de base à la défense d’un système censitaire, les individus disposant d’une propriété étant considérés comme ayant plus à perdre et donc ayant un plus grand intérêt pour la chose publique (et pouvant s’y intéresser). D’autres auteurs vont cependant critiquer cette comparaison, insistant sur l’importance de l’investissement en travail plutôt qu’en argent, ou critiquant, avec Thomas Paine, le «monopole des droits».

Le chapitre 4 suit les propositions de réformes constitutionnelles des économistes physiocrates. Leurs projets partent d’assemblées locales qui élisent les assemblées supérieures jusqu’à la représentation auprès du roi. Les citoyens propriétaires fonciers de terres cultivées disposent d’une voix à partir d’une certaine rente. Le vote plural existe, les citoyens peuvent avoir jusqu’à trois voix en proportion de leur rente. Les propriétaires plus pauvres peuvent se réunir pour obtenir une voix commune. L’inspiration vient ici du vote en fonction des actions. Le respect de la loi est mis en avant, contre le principe de la balance des pouvoirs des penseurs anglais. Leurs réflexions débouchent ainsi sur la notion surprenante de despote légal.

Le chapitre 5 se concentre sur la pensée du révolutionnaire Emmanuel Sieyès. Son projet différenciait les citoyens passifs, dont les droits devaient être protégés, des citoyens actifs, qui prenaient part à la formation des pouvoirs publics. Appartenir à cette catégorie nécessitait de payer volontairement une certaine somme, montrant qu’on en avait les moyens et l’intérêt. Sa pensée s’inspire de l’actionnariat, qu’il applique à la «grande entreprise sociale». Le travail représentatif est pour lui une façon de prolonger la division du travail. Voulant s’opposer aux ordres privilégiés de l’Ancien régime, tournés vers des intérêts particuliers, ainsi qu’à un système qui exercerait un contrôle sur tous les aspects de la vie sociale, il débouche sur l’idée de monarchie républicaine. Il s’oppose ce faisant à la démocratie directe ou au mandat impératif.

En plus de faire découvrir l’importance de l’inspiration de la gouvernance d’entreprise pour les réflexions sur le gouvernement et la démocratie, le livre nous plonge dans l’émergence d’une nouvelle manière de voir la politique qui se développait à l’époque. Il relie aussi cette histoire aux réflexions actuelles sur la responsabilité sociale et écologique des entreprises, ainsi qu’à la démocratie en leur sein.

Référence:

Henri-Pierre Mottironi, Commerce et République en France au XVIIIe siècle. Quand l’entreprise inventa le citoyen, Lormont: Le bord de l’eau, coll. Nouvelle Bibliothèque républicaine, 2023, 175 p.

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