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† Marc-Antoine Morel (1939-2024)

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2256 28 juin 2024

Eloge funèbre prononcé le 20 juin en l’église de Valeyres-sous-Rances

 

En réaction à la tendance vaudoise de ne dire que la moitié des choses et de dissimuler ses jugements sous prétexte de politesse, Marc-Antoine Morel parlait franc. Il parlait même trop franc. Il provoquait volontiers, mais ces provocations, pour lui, n’étaient qu’une invitation à la joute verbale. Il adorait qu’on lui réponde sur le même ton.

En fait, le mieux était de l’attaquer d’emblée et de prendre l’avantage du premier assaut. Principe: ne jamais débarquer dans la cour du Château de Valeyres sans disposer d’une ou deux vannes prêtes à l’emploi.

Il y a quelques années, nous l’avons vu arriver tout poli et tout aimable. Nous en avons immédiatement conclu, à raison, qu’il était malade. Mais de l’avis de Martine, sa femme, cette maladie nous avait permis d’entre-apercevoir sa véritable nature, amicale, sociale et serviable, poétique aussi, avec les roses qu’il cultivait amoureusement. Néanmoins, nous avons retrouvé avec plaisir, au fur et à mesure de sa guérison, son sourire sarcastique et ses remarques acérées.

Dans «Raison d’être», Ramuz prône un agrandissement de soi par ses alentours naturels. Dans l’idée du poète, nous devons, comme l’arbre, tirer notre subsistance du lieu, pousser nos racines au même rythme que nos branches. Cette conception ramuzienne fut, durant toute sa vie, celle de Marc-Antoine.

Les alentours naturels, ce fut d’abord la communauté familiale. Les parents, Marianne, la reine mère, qui régnait sans partage sur le Château et ses dépendances, l’hôtesse durant cinquante ans du camp d’été de la Ligue vaudoise, Alphonse, l’avocat devenu vigneron, le pionnier levé avant l’aube, qui révolutionnait les pratiques viticoles, écrivait des articles politiques cinglants et tenait à Yverdon une échoppe de conseils juridiques gratuits.

Pour arriver à croître en force et en sagesse, trouver son autonomie et développer une personnalité originale dans ce cadre parental doublement dominant, il fallait vraiment que Marc-Antoine soit doté d’un tempérament fortement trempé.

Les alentours naturels, ce furent aussi ses frères et sœur, Jean-François, Florian et Véronique, qui le visitèrent et le soutinrent jusqu’à la fin.

Ce fut ensuite, et surtout, l’arrivée de Martine Engel. Leur mariage était prévu pour juste après son cours de répétition. Il demanda un congé… refusé! «Mais c’est que je me marie demain et ma fiancée vient me chercher…» Cela changeait tout et l’officier attendri accorda tout ce qu’on voulait.

Après trois semaines d’absence due au service militaire, il n’était évidemment pas question de repartir et abandonner le domaine. En guise de voyage de noces, ils passèrent donc toute une semaine à travailler dans la vigne en se tordant les pieds sous une bise glaciale. Et Marc-Antoine fanfaronnait, prétendant qu’ils étaient aussi bien que sur un grand bateau de croisière balancé par l’air du large. Que Martine soit restée annonçait que le couple résisterait à toutes les épreuves.

Marc-Antoine et Martine s’accompagnèrent durant cinquante-quatre ans. Ils furent un centre d’attention et d’affection constant pour leur famille et leurs nombreux amis.

Il se déplaçait volontiers pour visiter d’autres exploitations, apprendre à connaître d’autres cépages, d’autres méthodes. Mais les vacances à la plage n’étaient pas son affaire. Il prétendait d’ailleurs qu’en se concentrant, «on peut très bien faire une semaine de vacances en une seule journée».

Les alentours, ce furent aussi leurs trois fils, leurs belles-filles et leurs six petites-filles, un bain familial de tous les jours. L’esprit conquérant des générations précédentes se retrouvait dans ces fils, avec lesquels il remit en état le Château, des caves aux combles et au toit, un labeur gigantesque qui a rendu à la maison sa grandeur et sa beauté d’autrefois.

Les alentours naturels, c’était encore le domaine, les vignes sous l’église, la cave et les foudres. C’était le verger, avec l’immense tilleul et le séquoia. C’était le jardin potager et les noyers, les agneaux et les poules, toutes ces réalités auxquelles il voua tous ses soins tout au long de sa vie. Durant sa retraite, il s’occupa même de tailler et d’ébourgeonner une vigne en lyre qui ne lui appartenait plus, mais dont il entendait qu’elle soit bien taillée. Charge au propriétaire, pour solde de tout compte, de l’inviter une fois par année pour un bon repas avec Martine. Il était encore monté s’occuper de cette vigne la veille de son entrée à l’hôpital.

Il avait repris le domaine en 1973, mais s’en occupait depuis ses dix-huit ans, remplaçant souvent son père. Il y développa cette attitude particulière aux paysans et aux vignerons, mélange de persévérance indomptable et d’humble acceptation.

La grêle était tombée. Elle avait blanchi le sol et brisé toutes les jeunes pousses. Une catastrophe. Un immense travail perdu sans recours. Martine appréhendait sa réaction. Il lui dit simplement: «Ce n’est pas nous qui commandons.» Et à ceux qui, en d’autres occasions, parlaient d’une «belle récolte», il rétorquait: «Tant que ce n’est pas dans le pressoir, on ne peut pas dire…»

A l’armée, il travailla dans la cuisine. Les mauvaises langues prétendent que c’est la goutte qu’il versait gracieusement dans le thé du matin qui lui avait valu son galon d’appointé.

Il fut membre, puis président du Conseil général de Valeyres-sous-Rances, Municipal et Syndic. Il aurait pu être député, mais il répugnait aux manœuvres électorales. Peut-être aussi que les alentours immédiats le retenaient…

Formé à Marcelin, détenteur d’un CFC de viticulteur, il joua un rôle important dans plusieurs institutions viticoles et fut notamment vice-président de la Fédération vaudoise des vignerons.

Il avait la religion naturelle de l’homme de la terre, qui voit dans chaque être vivant la signature du Créateur. Sur cette religion tout humaine, d’aucuns diraient païenne, se greffaient sans effort les vérités surnaturelles de la foi chrétienne. Aux côtés de Martine, il les vivait avec régularité et simplicité.

Il contribua à la vie et à la survie de sa paroisse, recréant même avec deux amis le conseil paroissial qui avait mystérieusement disparu.

Peu avant son départ, il rédigea un petit pense-bête qui reprenait les grandes lignes de sa vie. Sa conclusion: «J’ai toujours voulu servir le mieux possible ma commune, ma paroisse, mon Canton et ma profession.»

Et il ajoutait: «J’ai servi, mais je crois avoir su me retirer pour laisser la place à plus jeune. On fatigue avec le temps et on ne sent plus quand il faut arrêter, la routine s’installe et on manque les nouveautés.»

Je vois encore Marc-Antoine, campé sur ses jambes, le haut du corps légèrement penché en arrière, les mains sur les hanches, le béret vissé sur la tête, les yeux bleus plissés par le soleil, le sourire moqueur. Il y avait en lui quelque chose d’indestructible.

C’est avec cette image que nous perpétuerons sa mémoire.

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