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Universel vs particulier

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2259 9 août 2024

L’affolement de (presque) tous les partis pendant et après les législatives françaises indique l’existence, au-dessous des affrontements électoraux, d’un combat sans merci entre deux représentations du monde fondamentalement incompatibles.

La première de ces représentations est dite «universaliste». Elle se fonde sur l’homme libre, égal et fraternel, pourvu des mêmes droits inaliénables que tous les autres hommes. C’est un «citoyen du monde». Sa nationalité, sa race, son sexe ne sont que des caractéristiques secondes, généralement toxiques et sources de discriminations. Elles tendent d’ailleurs à disparaître avec l’extension du principe égalitaire, les progrès techniques, les brassages de populations et le remplacement des droits nationaux par la Déclaration des Droits de l’homme.

La droite libérale, le centre et la gauche partagent cette vision, la gauche avec vigueur, la droite non sans schizophrénie, le centre en traînant les pieds. Cette fraternité idéologique explique les accords de «désistement républicain» passés entre les gauches et la majorité: les adversaires de surface se sont trouvés tout naturellement unis contre l’ennemi de fond.

Cet ennemi de fond inverse la perspective et les priorités. Il plaide pour le particulier, pour le temps long, pour l’enracinement familial et national, pour les traditions, pour la rigueur des frontières et la défense du territoire national, contre les migrations et l’impérialisme réglementaire de l’Union européenne. Pour lui, l’universalisme est le germe de la mondialisation, c’est une faiblesse intellectuelle et morale, un refus des réalités concrètes, une expression et une cause de la décadence nationale. Il est prêt à dire, comme Joseph de Maistre: il n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu dans ma vie des Français, des Italiens, des Russes […] ; mais quant à l’homme je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie. Ce «populiste» parle au nom du peuple, qu’il voit bafoué par les «élites» du pouvoir, de la presse et de l’argent. Il a le vent électoral en poupe dans toute l’Europe et au-delà.

Entre ces deux forces, le combat est inégal. Les universalistes sont chez eux dans la démocratie moderne, avec sa laïcité progressiste et son esprit missionnaire. Le passé ne les intéresse qu’en tant que repoussoir. Ils croient à une marche inéluctable du monde vers l’unité et la paix. Ils veulent y contribuer – quel qu’en soit le prix en sang et en argent. Et voici que les populistes prétendent entraver cette marche, la bloquer, voire l’inverser, utilisant frauduleusement les mécanismes démocratiques contre l’esprit de la démocratie! D’où ce mélange d’affolement et de fureur qu’on a constaté.

Les populistes peuvent réussir des coups, certes, surtout quand le pouvoir a trop longtemps perdu le contact avec l’électeur. Mais dans la durée, le système n’est pas fait pour eux. Dès le moment qu’ils se constituent en parti, en effet, ils doivent affronter deux contradictions majeures. La première est logique: le système des partis les contraint à se battre avec violence contre d’autres Français, c’est-à-dire à diviser la nation au nom de l’unité nationale. La seconde concerne le choix des armes: la démocratie étant de soi égalitaire, progressiste et universaliste, ils sont contraints de se battre sur le terrain et avec les armes de leurs adversaires.

Cela les oblige à se dénaturer eux-mêmes, comme le montre l’évolution d’un Rassemblement national qui ne cesse de raboter ses spécificités. Il a évacué ses nationalistes extrémistes et pris ses distances d’avec les groupes «identitaires»; il a fait l’impasse sur la sortie de l’Union européenne et sur le retour à une monnaie française; il a accepté à peu près toutes les déviances morales et sociétales de la modernité; il a adouci son discours sur l’immigration; il ne pense plus à dégraisser l’Etat, mais à l’utiliser comme levier économique et social. Que restera-t-il quand il se sera entièrement «dédiabolisé», autrement dit entièrement démocratisé? Un parti banal parmi d’autres, focalisé sur les prochaines élections et ravagé par les luttes internes des candidats à la candidature. Et le comble, c’est que l’on continuera de lui reprocher son racisme, ses acoquinements européens, ses emprunts russes et les vannes douteuses du père fondateur.

Opposer l’universel humain et le particulier français, c’est contraindre l’électeur à un choix impossible, car tout homme est en toute chose particulier et universel: ses usages sont particuliers dans leur expression et universels dans leur fonction; sa langue est particulière dans son vocabulaire et sa grammaire, universelle dans le sens qu’elle donne aux choses; ses arts visuels, sa musique et son architecture sont liés à l’histoire française, mais leur beauté est accessible à tous les pays. Un Français est humain et universel en proportion de sa francité. C’est particulièrement vrai pour cette grande nation, mais ça l’est aussi, mutatis mutandis, pour n’importe quelle autre communauté politique.

Il ne faut pas opposer l’universel et le particulier. Il ne faut pas davantage les juxtaposer, par exemple moitié folklore local, moitié globalisation. Il faut les lier dans le rapport de la puissance et de l’acte: l’universel ne s’exprime concrètement qu’à travers le particulier; sans ce passage obligé, il demeure dans l’abstraction philosophique, ce qui n’est pas illégitime, ou se dévoie dans le discours tendanciellement totalitaire de l’idéologie.

Inversement, que reste-t-il du particulier coupé de l’universel? Des rites sacrés dégradés en productions ethno-touristiques; un usage de la langue axé, non sur le sens des choses, mais sur la conformité du discours; une création artistique soumise, non aux exigences de la beauté, mais aux diktats du marché de l’art; des actes politiques visant, non le bien commun à long terme, mais la gloriole fugace du politicien, etc.

C’est en défendant le particulier historique, territorial et institutionnel du pays, en le vivant au jour le jour, en l’incarnant, qu’on fait valoir ce qu’il offre d’universel au monde. La Nation et la Ligue vaudoise suivent cette ligne, et ils la suivent en dehors des réseaux électoraux pour toutes les bonnes raisons exposées plus haut.

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