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Occident express 127

David Laufer
La Nation n° 2259 9 août 2024

Il faut faire attention aux détails lorsqu’on se promène dans Vienne. Ne pas se laisser – mais c’est presque impossible – séduire par les façades baroques couleur beurre et crème. Il faut les observer attentivement, surtout leurs crêtes et leurs frontons. Alors se détache, puis apparaît, l’omniprésente obsession de la guerre. Partout ce sont des canons, des fusils, des épées, des lances, des armures, des vaisseaux, des chevaux – et des saints par milliers qui bénissent ce bain de sang permanent, presque joyeux. C’est dans un de ces immeubles que je suis entré, par un samedi inondé de soleil. Le rez était occupé par l’échoppe d’une marchande de tableaux. Après avoir fouillé quelques instants, j’ai voulu savoir si elle avait parmi ses stocks des travaux d’artistes serbes. Plusieurs d’entre eux s’étaient en effet rendu à Vienne pour s’y former aux dernières modes esthétiques vers le début du siècle dernier. La marchande a levé le nez de son grimoire et m’a dit qu’elle n’en possédait pas, mais que cette question lui était souvent posée. «D’ailleurs je n’en trouve jamais à la vente, mais je suppose que beaucoup de ces œuvres ont été détruites, là-bas, en Serbie, dans leurs guerres idiotes.» Je ne suis pas serbe et ne le serai probablement jamais. Mais la Serbie est mon pays. J’y ai élu domicile, je parle sa langue. Et puis je connais son histoire. On peut tout dire de la Serbie. Mais lorsqu’on est autrichienne, il faut faire attention. On est citoyenne d’un pays qui, en 1914 puis en 1941, s’est fait un devoir de raser le mien et d’en massacrer le plus grand nombre de civils lors de boucheries que l’Europe de l’Ouest persiste à ignorer complètement, Autrichiens compris. Il suffit de lire Stefan Zweig dans son Monde d’hier. Il y évoque le début de la Première Guerre mondiale et la Serbie avec une légèreté et une ignorance totales, soutenant qu’il s’agissait apparemment d’un malentendu lié au marché du porc. Alors les «guerres idiotes» ne sont pas forcément celles que cette marchande pensait pointer, avec son mépris marqué d’Occidentale pour ces sauvages balkaniques. J’aurais voulu la sortir de son échoppe et lui montrer les armures et les canons de pierre qui ornaient son immeuble, lui donner une petite leçon de choses sur le culte autrichien de la violence. Mais j’ai préféré lui expliquer pourquoi elle faisait fausse route: «On ne trouve pas beaucoup d’artistes serbes à Vienne parce que ceux-ci n’étaient pas bêtes. Ils ont presque tous préféré Paris.»

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