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Harmonie

Jacques Perrin
La Nation n° 2259 9 août 2024

Dans le dialogue de Platon Hippias majeur, Socrate demande à un sophiste de définir la beauté. Hippias répond: la beauté, c’est une belle fille. Utiliser l’adjectif belle pour expliquer ce qu’est le Beau ne nous éclaire pas. Certains commentateurs jugent Hippias stupide. Ils n’ont peut-être pas tout à fait raison.

Définir des termes comme beauté, harmonie ou bonheur ne va pas de soi. Ce qu’on peut voir ou entendre en dit plus que le dictionnaire.

Celui-ci définit l’harmonie comme une combinaison, perçue par l’œil ou l’oreille, d’éléments divers et séparés se trouvant reliés dans un rapport de convenance, lequel apporte satisfaction et agrément.

L’harmonie est aussi un état de sérénité et de bonheur paisible.

Ces définitions seraient maigres si des événements réels offerts à nos sens ne venaient les affermir.

Soudain nous entendons des sons harmonieux, nous séjournons dans un lieu paisible, nous voyons de beaux arbres; cela nous est donné d’un coup, nous sommes heureux. Les mots revêtent un sens. L’abstrait s’habille.

Au tout début juin, ma femme et moi sommes à l’extrémité occidentale de l’île de Majorque, dans un petit village de pêcheurs où ne s’élèvent que deux hôtels. Les touristes germano-anglo-saxons sont encore en petit nombre. De notre balcon, nous voyons une crique. C’est le matin, le soleil brille. Ciel bleu, sable fin, eau turquoise: que demander de plus? Sur la petite plage, il n’y a qu’une famille. La mère est une Africaine élancée, le père, bien bâti, a la peau blanche, des cheveux plutôt longs et foncés. Ils ont une fille mulâtre, demoiselle de 5 ou 6 ans, nue. Quelle langue parlent-ils? Nous les entendons à peine. Ils ne disposent pas du matériel tape-à-l’œil des plagistes: ni bouées, ni jouets, ni parasol; pas de boissons, pas de nourriture, juste un sac, une natte et des serviettes de bain. Ils vont à l’eau, en sortent, marchent avec élégance, laissant des traces de pas sur le sable humide. La petite court parfois. Ils exécutent un petit ballet, une ronde à trois, puis la petite fille prend les mains de son père et ils dansent. Le père soulève sa fille vers le ciel à plusieurs reprises et la dépose dans l’eau. Ils construisent des tours en sable. Aucun cri, des rires seulement, des sourires. A un moment la mère s’allonge sur la natte, puis le père sur elle, et la petite grimpe sur le dos du père. La nudité de l’enfant et le mélange des corps n’ont rien de gênant.

Au bout d’un quart d’heure, ils disparaissent pieds nus derrière l’hôtel.

Ma femme et moi nous regardons en silence. Pas besoin de parler. Nous pensons la même chose. Nous avons vu des personnes belles dans un lieu enchanté. Nous avons recueilli quelques instants d’harmonie familiale, d’innocence intemporelle1.

Au début de l’après-midi, ma femme rencontre la jeune mère dans l’unique rue du village. En anglais, elle lui fait part de notre émerveillement du matin. La jeune femme, souriante, remercie ma femme du compliment.

Voilà comment nous accédons à l’harmonie, à la beauté, à la simplicité, à la sérénité. La bonne fortune nous offre l’occasion d’habiter des concepts qui demeureraient vides sans des expériences de ce type.

Oui, une petite famille sur une plage majorquine peut signifier l’harmonie et la beauté.

Notes:

1   Soit dit en passant, les couples «multiculturels» sont à la mode. On ne compte plus les publicités les mettant en scène. Pour vendre n’importe quoi à n’importe qui, la morale du vivre-ensemble s’acoquine dans la pub à la consommation. Cela nous irrite. L’apparition de la petite famille métissée, qui n’avait rien d’un spectacle, a dissipé notre irritation.

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