L’affaire des drapeaux tibétains
Pour les Tibétains, le 10 mars commémore le grand soulèvement de 1959, écrasé dans le sang par l’armée chinoise. On estime le bilan des victimes tibétaines à plus de 85’000 morts. Le 14e et actuel Dalaï Lama s’enfuit alors du Tibet pour se rendre en Inde, accompagné du Gouvernement tibétain en exil. Ce dernier a toujours ses quartiers à Dharamsala et continue de militer en faveur de sa reconnaissance internationale.
Aujourd’hui province autonome de la République populaire de Chine, le Tibet avait été envahi en 1950 par la Chine, alors que les Tibétains – indépendants de fait depuis la révolution chinoise de 1911 – sollicitaient leur admission à l’ONU. Son régime politique, unique au monde, était celui d’une théocratie bouddhiste. Pour Pékin, le Tibet a toujours relevé de sa souveraineté. Contrairement à Hong-Kong ou Macao, qualifiées de «régions administratives spéciales» par la bureaucratie chinoise, le Tibet n’a pas le droit d’avoir son propre drapeau.
Dans les relations de la Chine avec les pays étrangers, la question tibétaine se révèle souvent une pomme de discorde. On se souvient que lors de la visite de M. Xi Jinping en 2017, les autorités fédérales et cantonales avaient eu fort à faire à encadrer les manifestations des pro-Tibétains1. En contrepartie de leur mise à l’écart lors des événements officiels, le DFAE s’était engagé à transmettre formellement leurs doléances au maître de l’Empire du Milieu.
La NZZ révèle que l’ambassadeur de Chine en Suisse a récemment prié Mme Gorrite, présidente du Conseil d’État, de veiller à ce que, le 10 mars 2020, aucun drapeau tibétain ne flotte sur des bâtiments officiels en Pays de Vaud2. Dix communes vaudoises envisageaient de hisser ces couleurs.
Après avoir consulté le Département des affaires étrangères de M. Ignazio Cassis, la Chancellerie cantonale, par courrier du 9 mars, a signifié aux dix communes concernées l’inopportunité du pavoisement envisagé. Aux dires du DFAE, une telle action irait à l’encontre de la politique étrangère de la Confédération qui est de ne reconnaître qu’une stricte unité de la Chine. La Suisse ne reconnaît à ce propos pas non plus la souveraineté de Taiwan, partenaire commercial pourtant important. Selon la NZZ, seule une commune se serait conformée à la requête. Peut-être peut-on incriminer la date de l’envoi...
La tentation est grande de crier à la soumission de l’État de Vaud à l’ingérence chinoise. La réalité n’est pas si simple, et se situe à cheval entre fédéralisme et neutralité.
Les communes sont compétentes pour décider quels drapeaux elles veulent déployer sur les bâtiments officiels ou dans leurs rues. Cette compétence est en pratique assez limitée par les règles protocolaires fédérales, civiles ou militaires, et cantonales. Aussi pensons-nous que c’est à raison que le Canton a enjoint à ces communes de ne pas pavoiser leurs hôtels de ville aux couleurs tibétaines.
On ne peut bien sûr qu’imaginer comment les conseils généraux ou communaux de ces collectivités ont un jour été saisis d’une motion de soutien au peuple tibétain. Il n’en demeure pas moins qu’hisser un drapeau étranger sur un bâtiment officiel présuppose non seulement que ce pays étranger soit reconnu par la Confédération, mais encore que les circonstances le justifient. La Constitution fédérale garantit l’autonomie communale; les Cantons en fixent les contours en cohérence avec les autres institutions. Cela signifie bien que l’exercice de cette autonomie ne saurait aller à l’encontre de notre diplomatie, au risque de faire apparaître la Confédération comme divisée. La crédibilité de nos diplomates en serait fortement amoindrie. Interpellé, notre ambassadeur en Chine ne pourrait pas, dans ce cas, répliquer par la phrase mythiquement attribuée au Général Guisan: «La Suisse est neutre, les Suisses ne le sont pas.» Rappelons en outre que le but de la neutralité est avant tout de prévenir la division des Confédérés. Une commune, ou à plus forte raison un Canton, dont l’action contredirait la politique étrangère fédérale affaiblirait par ricochet la neutralité.
La rigidité des règles protocolaires a notamment pour fonction de protéger les faibles, en l’occurrence nous, en formalisant les rapports de force internationaux. La Suisse a tout à gagner à s’y conformer, voire même parfois à en abuser. En contrepartie, le fait que les communes n’ont pas toutes obtempéré ne devrait pas poser un problème insurmontable au Conseil fédéral. Par ses instructions, il couvre nos diplomates. Ceux-ci doivent également savoir se cacher derrière la complexité de nos institutions.
Nous espérons cependant que le Service de renseignement de la Confédération sait comment la Chine a appris que dix communes vaudoises envisageaient de hisser le drapeau tibétain.
Notes
1 Koller Frédéric, «Les Tibétains tenus à l’écart du président chinois lors de sa visite d’État en Suisse», Le Temps, 14 janvier 2017.
2 Haüptli Lukas, «Wie sich China in der Schweiz einmischt», Neue Zürcher Zeitung, 12 avril 2020.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un bouquet de souverainetés – Editorial, Olivier Delacrétaz
- La presse qui ne mourra pas – Félicien Monnier
- Énigme villageoise – C.
- Anthologies – Daniel Laufer
- Le but de notre carrière… – Jean-Michel Henny
- Lu dans la presse – Revue de presse, Rédaction
- Le droit effectif d’être entendu – Jean-François Cavin
- Droit naturel et positivisme juridique – Denis Ramelet
- La transsexualité imposée aux plus jeunes – Jean-François Pasche
- Référendum et traités internationaux – Antoine Rochat
- La «grippe espagnole» et l’œuf de Colomb – Jean-Philippe Chenaux
- Occident express 56 – David Laufer
- Les mouroirs flottants – Bertil Galland
- Occident express 57 – David Laufer
- Proverbiale efficacité – Lionel Hort
- Crise sanitaire: l’Union européenne s’en lave-t-elle les mains? – Lionel Hort
- Lu dans la presse – Rédaction
- La petite Antigone et le philosophe – Jacques Perrin
- Oui… non… ne sait pas… – Olivier Delacrétaz
- L’animal est la mesure de toute chose – Le Coin du Ronchon