La montée des extrêmes
Parce qu’ils lisent La Nation, ses lecteurs ne sont pas pour la plupart des gens qui pratiquent le zapping (terme consacré même par le Petit Larousse). Si par malheur, par insomnie, par lassitude, on s’y laisse aller, ça devient vite terrifiant: chaîne après chaîne, votre écran vous lance dans un tourbillon de lance-flammes, de visages décomposés par la terreur, de carnages effroyables, de corps-à-corps à l’arme blanche, de fuites éperdues à travers des villes en feu, le tout entrecoupé d’innommables réclames de créatures qui cherchent misérablement à vendre leur temps. Pour aguicher le téléspectateur, il faut faire toujours plus fort que les chaînes concurrentes: plus de sang, plus de terreur, plus de panique sans frein. La spirale de l’horreur ne connaît pas de limite. Je sais bien que de nombreux sociologues, psychologues et autres pédagogues se sont penchés avec sollicitude sur les méfaits de cette intrusion de la violence dans les ménages; il n’est pas besoin d’être grand clerc pour saisir les effets de cette rage télévisuelle sur de jeunes esprits, dont beaucoup vont se jeter sur l’écran dès qu’on peut lire «Non recommandé aux moins de seize ans» et que papa et maman sont au cinéma. Il n’y a aucune raison que cela s’arrête, et nous serons abreuvés d’un déluge d’images toujours plus violentes, et tant pis pour elles, ces chères petites victimes innocentes.
C’est en quelque sorte, sur le plan minuscule des joies et malheurs de la vie domestique, l’analogue de la «montée des extrêmes» telle que René Girard la définit dans sa lecture de Clausewitz. Quand bien l’Europe occidentale n’a pas connu de guerre pendant près de soixante ans, rien ne nous dit qu’elle ne sera pas entraînée un jour ou l’autre dans un conflit que les armes nouvelles rendront apocalyptique. Il suffit qu’un dictateur fou (ça s’est déjà trouvé) décide de montrer sa supériorité militaire en usant de l’arme atomique, et c’est parti! Dans un petit livre substantiel édité en 20101 un commentateur du nom de Domingo Gonzales résume avec pertinence la pensée de Girard: «Le créateur de la théorie mimétique entend signifier… que les naïves promesses de l’optimisme anthropologique de notre humanisme progressiste, loin de servir à éviter l’apocalypse de notre monde, accélèrent au contraire une eschatologie qui profite de l’ignorance et de la méconnaissance humaine.»
On sait Girard convaincu que seule une volonté nourrie d’un amour évangélique est en mesure de renverser la spirale infernale. Mais on ne voit pas, par les temps qui courent, beaucoup de signes annonciateurs de ce renversement. Pas plus qu’on ne voit comment enrayer la surenchère de la violence sur nos écrans.
Notes:
1 Charles Ramond (directeur), René Girard. La théorie mimétique, de l’apprentissage à l’apocalypse, PUF, 2010.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- D’un ordre à l’autre – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Au sujet de la dispute de Lausanne – Ernest Jomini
- Suivez le guide - Au Portail peint avec des Rwandais – Ernest Jomini
- Amadou – Jean-Blaise Rochat
- Cacahuètes et muselière – Cédric Cossy
- Beaux paysages – Jean-François Cavin
- L’Etivaz au Tribunal fédéral – Jean-Michel Henny
- Où sont les ringards? – Revue de presse, Ernest Jomini
- Naïveté fédérale – Revue de presse, Ernest Jomini
- Tendez la main à votre prochain – Le Coin du Ronchon