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Amadou

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1971 12 juillet 2013

Beaucoup de ceux qui furent enfants dans les années cinquante et soixante ont connu Les histoires d’Amadou, une poupée de jute au visage à peine esquissé (comme Tintin), mais très expressive par ses attitudes, ses postures et sa tignasse de laine hirsute. Ce petit personnage intrépide était né des talents conjugués d’Alexis Peiry pour le texte et de Suzi Pilet pour les photographies. Enfant, je me délectais de ces albums, lus par ma grand-mère ou ma grand-tante, sa sœur jumelle.

C’est donc avec gourmandise que je suis allé réveiller ces vieux souvenirs en visitant l’exposition «Amadou l’audacieux» à l’Espace Arlaud. Elle se tient dans une seule salle au centre de laquelle un vaste plateau horizontal présente des documents originaux recomposant le processus créatif des auteurs – plans, manuscrits, photographies, trucages, mises en scène. Y sont abordés également les aspects commerciaux de l’entreprise, puisque les artistes avaient fondé leur propre maison d’édition (Les Éditions du Cerf-Volant). Quelques accessoires sont exposés en vitrine, et surtout Amadou lui-même dans son ultime costume, l’habit de lumière du dernier album, Amadou toréador.

Amadou, c’est une belle aventure fondée sur l’amitié de deux artistes de valeur qui ont travaillé en symbiose et ont réalisé sept petits chefs d’œuvre avec des moyens artisanaux. Pour l’anecdote, on sourit à la lecture de quelques lettres jaunies de jeunes admirateurs. Elles nous donnent l’occasion de relativiser les problèmes orthographiques des écoliers d’aujourd’hui: «Madame suzi Pilet je vu remercie pour limage d’escagots tous les semaines elle nous raconte les images d’amadou on est contens.»

* * *

A l’âge de quatre ou cinq ans, lors d’une promenade vespérale avec mes parents, je me penchai sur un papillon à l’agonie qui battait faiblement de l’aile sous la lumière indifférente des réverbères de l’avenue des Bains. Ces réverbères, je les connaissais bien parce que, de ma chambre, je les voyais la nuit au loin. Et je ne sais pourquoi je les associais à l’idée de Dieu; ou plus précisément au visage de Dieu. Je pris le gracieux insecte dans la paume de la main et, revenu à la maison, je lui composai une litière ouatée dans un petit panier qui avait servi à présenter des œufs en sucre à Pâques. Je tenais beaucoup à la survie de cet animal que j’avais apprivoisé et soigné. Au saut du lit, le lendemain, je me réjouissais à l’idée que mon protégé ait quitté sa couche et pris son envol. Il était toujours là, dans la même position, immobile. Je touchai l’aile délicatement pour le réveiller, mais cette aile était figée dans une raideur sans remède. Je fus submergé d’un chagrin incontrôlable qui effraya ma mère. Je venais de comprendre que l’amour qu’on porte aux êtres ne les rend pas immortels.

Ces premiers vertiges métaphysiques furent précisés plus tard, à la lecture d’Amadou alpiniste. Cette histoire est une tragédie, qui expose la mort brutale d’Hyacinthe Bessière, ami d’Amadou, foudroyé au cours d’une ascension en montagne. Surmontant sa douleur, le jeune héros entreprend l’ascension du sommet fatal, grâce à l’équipement du défunt: coûte que coûte il veut ériger un monument à la mémoire de son ami, à l’endroit même de son trépas.

Les adultes qui l’accompagnent le laissent faire: «Le Docteur Gabe et Théodule Renne s’interdirent d’aider Amadou dans son travail, sentant bien que ce qu’il faisait était sacré. Ils ne s’approchèrent même pas de lui quand il eut terminé son ouvrage, car Amadou s’était agenouillé devant le monument qu’il venait de construire. Les deux hommes comprirent qu’il priait…»

Ce récit est parsemé de détails saisissants. Par exemple, Hyacinthe Bessière – qui n’apparaît sur aucune photo, et reste donc un personnage flou pour le lecteur – communique sa position dans la paroi grâce au reflet d’un miroir. Cette petite glace retrouvée après le drame prend le rang d’une relique. Plus loin, une illustration montre Amadou hissant la croix de son mémorial nouée à sa corde, éclatante de lumière sur le fond d’obscurité profonde d’une longue cheminée. De tels éléments narratifs et visuels sont nombreux et propres à remuer l’imagination d’un enfant. Ce qui me frappa surtout, c’était la coïncidence entre l’équipement d’Amadou et celui de mon père, lorsqu’il partait en course de montagne: le même piolet d’acier forgé, la même corde de chanvre attachée sur le rabat du sac, les mêmes brodequins cloutés. Et les longues chaussettes de laine blanche. Par ailleurs, l’ascension est décrite avec une précision digne d’un guide du Club alpin, appuyée par le tracé exact de l’itinéraire en pleine page. Un lexique détaillé des termes techniques de l’alpinisme souligne le professionnalisme des auteurs et accentue la vraisemblance du récit. D’Amadou alpiniste j’appris deux choses: que la montagne était un lieu sacré et tragique; qu’on risquait sa vie en se mesurant avec des forces qui nous dépassent.

Surtout je compris que mon papa était mortel; et j’en conçus des craintes que je m’appliquai à dissimuler, de peur de réveiller un mauvais sort en les exposant.

Les Histoires d’Amadou m’ont laissé des souvenirs lointains et imprécis, un faisceau d’impressions confuses et délicieuses, comme on respire le parfum d’un flacon vide; seul Amadou alpiniste est resté accroché à ma mémoire, jusque dans ses détails. La valeur littéraire du texte et la beauté de la photographie ont sauvé de l’oubli ces albums qui ont traversé les modes et ont acquis la patine des chefs-d’œuvre. Une réédition à la présentation modernisée est en cours, dans un format réduit. L’esprit n’est pas trahi, mais la magie des nuances des héliogravures originales se sont évanouies.

Notes:

Exposition Amadou l’audacieux, Suzi Pilet et Alexis Peiry, 7 albums photographiques, 1951-1959, Espace Arlaud, place de la Riponne 2bis Lausanne, du 7 mai au 21 juillet, me-ve: 12h-18h / sa-di: 11h-17h

P.-S. Pour accéder à l’exposition, je déconseille de passer par la place Arlaud, si chaleureuse et si vivante dans la pénombre traversée par les lumières du théâtre Boulimie, les soirs de représentation. En plein jour, c’est une scène lugubre et vide, jonchée de bouteilles cassées, de papiers gras, de restes de nourriture. Les tags et les graffs dessinés à grands traits sur les portes et les volets clos du bâtiment d’en face sont les signatures des canailles qui rendent ce lieu ignoble. Mais le pire est au-delà: emprunter l’escalier qui monte vers la Riponne requiert une solide abnégation, à cause d’une barrière olfactive presque infranchissable: malgré les pluies abondantes des derniers jours, l’odeur d’urine et de vomi est telle qu’on ne gagne l’entrée de l’exposition qu’au prix d’une nausée incoercible.

Lausanne souillée, taguée, compissée, ne respecte ni ses charmes ni ses sites. De Séville à Lublin, de Messine à Riga, en quelques décennies, les villes européennes ont été nettoyées, les façades ravalées, les beautés architecturales mises en valeur. Ont été effacés les persistants stigmates de l’après-guerre et du communisme. Partout on est fier d’exhiber des cités pimpantes et proprettes. Chez nous, à cause d’une haine pathologique de la «Suisse propre en ordre», on a pris le chemin inverse et transformé une cité aimable et sûre en cloaque déprimant.

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