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L’Etivaz au Tribunal fédéral

Jean-Michel Henny
La Nation n° 1971 12 juillet 2013

Le 23 mai 2013, le Tribunal fédéral a condamné la Coopérative des producteurs de fromages d’alpage «L’Etivaz» à admettre en qualité de sociétaire un agriculteur «de plaine», auquel la Commune de Leysin a confié l’exploitation de son alpage de Témeley-Aï. C’est en 2005 déjà que cet agriculteur a demandé à la Coopérative de l’admettre en son sein. Il a ouvert action devant le Tribunal cantonal en mai 2007. Après les aléas de la procédure, des expertises et un avis de la Commission fédérale de la concurrence, la Cour cantonale a rendu en juin 2012 un jugement confirmé par le récent arrêt du Tribunal fédéral.

Les exploitants des alpages du Pays-d’Enhaut sont fédérés en coopérative depuis 1934. Mais c’est en 1999 seulement qu’ils ont obtenu une décision de l’Office fédéral de l’agriculture leur permettant de bénéficier des avantages et de la protection d’une appellation d’origine contrôlée (AOC) qui devient maintenant, suivant en cela l’évolution de l’Union européenne, une appellation d’origine protégée (AOP).

Mais cette protection a un prix, soit l’élaboration et le respect d’un strict cahier des charges et l’établissement d’un périmètre limitant l’aire de production.

La zone de production et de transformation comprend les exploitations d’estivage dont les chalets de fabrication se situent entre 1000 et 2000 m. d’altitude dans les Communes de Château-d’Oex, Rougemont, Rossinière, Ollon, Villeneuve, Ormont-Dessous, Ormont-Dessus, Corbeyrier, Leysin et Bex. La fabrication de ce fromage n’est autorisée qu’entre le 10 mai et le 10 octobre, ce qui confirme que seules des exploitations d’estivage peuvent y procéder.

Les vaches doivent être nourries avec des fourrages grossiers composés exclusivement des herbages naturels de l’alpage.

La traite doit avoir lieu deux fois par jour et le lait doit être transformé sur l’alpage; le transport n’est possible que dans le cadre de la même exploitation alpestre ou du même train d’alpage. Le lait ne doit pas passer dans des pompes pour éviter d’altérer la matière grasse. De nombreuses autres obligations, contraintes ou interdictions sont imposées pour le traitement du lait et la fabrication du fromage (type de pressure et culture, température, sortie manuelle avec des toiles de lin ou de nylon, moulage manuel, pressage avec des foncets en bois, pré-affinage à l’alpage d’une durée de sept jours au maximum sur des tablars d’épicéa, etc., etc.).

Le fromage ne peut être affiné que dans le district du Pays-d’Enhaut, soit dans les Communes de Château-d’Oex, de Rougemont et de Rossinière.

Chaque fromage fait l’objet d’une taxation concernant les ouvertures, la pâte, le goût et l’arome, l’extérieur, la forme et les propriétés de conservation. Les caractéristiques organoleptiques sont décrites ainsi dans le cahier des charges: Ouverture: la présence de trous est rare. Pâte: assez fine, souple, légèrement ferme, de teinte jaune ivoirine. Goût: franc et aromatique, fruité, légère saveur de noisette, léger goût de fumé. Si, au test final, le fromage n’atteint pas la note de 15 points au moins et ne remplit pas les conditions du cahier des charges, il n’a pas droit à l’appellation.

Une fois l’examen réussi, chaque pièce est obligatoirement munie d’une étiquette en papier alimentaire attestant de sa spécificité et chaque meule est munie d’une marque numérotée avec les initiales du producteur ou du chalet ainsi que le numéro du fromage. Pour l’exportation figure également le numéro d’agrément du chalet selon l’assurance-qualité. Tout cela est soumis à la surveillance attentive de l’Organisme intercantonal de certification, à Lausanne.

Les producteurs de ce fromage, connu loin à la ronde, puisqu’on en exporte 35%, sont dynamiques et prévoyants. Alors qu’on produisait 319 tonnes (13748 pièces) en 1999, on en a produit 433 tonnes ou 18331 pièces en 2012. Quant aux caves, elles pouvaient abriter 14000 pièces en 1999 et 30000 aujourd’hui.

Alors pourquoi ce procès?

Les producteurs, qui étaient 66 en 1999, sont 67 aujourd’hui. Ils souhaitent conserver l’exclusivité de cette production et ne veulent pas «partager leur part du fromage» pour reprendre le titre d’un article de 24 heures du 18 juin 2013.

La Cour civile du Tribunal cantonal et le Tribunal fédéral n’ont-ils dès lors pas porté atteinte à l’indépendance et à l’autonomie des producteurs actuels en leur imposant l’obligation d’accepter en leur sein un agriculteur qui n’est pas «des leurs», puisqu’il exploite un train de campagne en plaine?

Le cahier des charges qui s’impose à tous les producteurs de «L’Etivaz» fixe des règles à respecter mais ne limite ni le nombre ni la qualité des producteurs, pourvu qu’ils respectent ce cahier des charges et qu’ils produisent du lait et du fromage dans des exploitations d’estivage situées dans le périmètre et à l’altitude requis.

Le producteur qui a agi à l’encontre de la Coopérative ne pouvait-il dès lors pas produire «son» L’Etivaz en dehors du circuit de la Coopérative et sans en être membre?

En l’espèce, ce n’était pas possible car le cahier des charges fixe, pour les caves d’affinage, une capacité minimale de 3’000 pièces et il n’y a, dans la zone d’affinage, que deux caves qui ont cette capacité, celle de la Coopérative et celle d’un autre affineur qui a refusé d’affiner les fromages du requérant. Celui-ci se voyait dès lors, pour cette raison, dans l’incapacité de respecter le cahier des charges.

Appliquant la loi sur les cartels, la Cour cantonale et le Tribunal fédéral ont considéré que l’attitude de la cave coopérative était un abus de position dominante, car on empêchait par là un producteur remplissant toutes les conditions de produire un fromage correspondant au cahier des charges.

Le président de la Coopérative de L’Etivaz, M. Henri-Daniel Raynaud, a mis le doigt sur le nœud du problème en répondant au journaliste de 24 heures: «Notre difficulté c’est d’être une société de droit privé régie par une AOP de droit public.» En effet, les producteurs de L’Etivaz ne peuvent pas à la fois bénéficier d’une protection étatique pour leur fromage, soit d’une appellation d’origine protégée, et revendiquer en même temps une totale liberté d’accepter ou non un producteur répondant au cahier des charges. En paraphrasant la sagesse populaire, on ne peut avoir «le fromage et l’argent du fromage…»

Pour écarter le producteur en question, la Coopérative aurait pu faire modifier l’aire de production en biffant par exemple la Commune de Leysin. Mais on peut imaginer qu’il y a d’autres chalets d’alpage sur ce territoire et que si cette commune a été inclue dans le périmètre de production, c’est parce que cela s’imposait à l’époque de l’adoption du cahier des charges, en 1999.

Pour la petite histoire et mieux comprendre l’insistance du requérant, il faut savoir que le précédant exploitant de l’alpage de Témeley-Aï était, jusqu’en 2004, membre de la Coopérative et livrait son fromage à la cave de celle-ci, pour son affinage!

Il n’est dès lors pas choquant que le nouvel exploitant puisse bénéficier également des services de cette cave d’affinage. Et peu importe à cet égard qu’il soit «de la plaine». Compte tenu de la très grande stabilité du nombre de coopérateurs, du fort accroissement de la production et de l’agrandissement sensible des caves, on peut penser qu’il y a encore de la place pour accueillir quelques sociétaires. La crainte de voir le périmètre envahi par de pacifiques mais entreprenants paysans de l’extérieur est infondée: le territoire n’est pas extensible, tout comme le nombre de chalets aptes à fabriquer du fromage.

Nous continuerons à nous régaler de ce fromage au goût franc et aromatique, fruité, avec une légère saveur de noisette et ce très subtil et léger goût de fumé.

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