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Beaux paysages

Jean-François Cavin
La Nation n° 1971 12 juillet 2013

La «valeur paysagère» du Gros-de- Vaud est moyenne à très basse: tel est le message en provenance de l’État de Vaud, qui a indigné une moitié du Canton cependant que l’autre moitié préférait en rire. Ce verdict résulte d’une étude faite par un bureau privé, Hintermann Weber, sur mandat de l’administration, dans le cadre des projets de parcs éoliens; comprenez donc que, la contrée étant plutôt moche, le Conseil d’État peut prévoir sans crainte de la hérisser de mâts et de pâles culminant à 200 mètres et transformer cette douce campagne en site industriel.

Mme Strehler Perrin, chef de la Division biodiversité et paysage, s’est rapidement avisée du faux pas. Pour minimiser l’effet de cette formule, elle a commencé par dire que ce jugement n’avait rien à voir avec l’attachement subjectif qu’on peut avoir pour un lieu; ce qui revenait à confirmer indirectement la médiocre valeur objective du Gros-de-Vaud. Puis elle a admis que le terme de «valeur paysagère» était inapproprié, le titre exact de l’étude étant «analyse des caractéristiques structurelles du paysage». Il n’en reste pas moins que ces caractéristiques structurelles légitiment la prolifération des grosses machines à brasser le vent.

La conclusion de l’étude semble résulter d’une série de bons points (haies, arbres isolés, ruisseaux) et de mauvais points (routes, lignes électriques, carrières). Les auteurs, critiquant des étendues sans cordons boisés, ne sont apparemment pas les amis des améliorations foncières et préfèrent les zones «où l’influence de l’homme a été moins forte». Et Lavaux, alors? Nos Diafoirus de la géographie scrutent les détails, mais ignorent, de leur propre aveu, le dégagement sur les montagnes ou la diversité des couleurs des champs. C’est à se demander ce qui constitue un paysage à leurs yeux, sans les perspectives, les couleurs, l’arrière-fond et le ciel… Le caractère scolaire et besogneux de cette étude, ainsi que l’ineptie de sa conclusion, montrent en tous cas une chose: si l’État doit faire des économies, il peut tranquillement cesser de financer des travaux de ce genre.

* * *

Mais au fond, qu’est-ce qu’un beau paysage? Il n’est pas facile de donner une réponse sensée, c’est-à-dire fondée sur l’impression d’ensemble.

Excluons d’abord la réponse toute subjective, du style: le plus bel endroit du monde est celui où l’on est né. Sentiment honorable, bien sûr, mais entièrement personnel. Le natif de Vernayaz peut bien aimer son village d’un amour filial, il ne convaincra pas autrui qu’il soit issu d’une des merveilles du monde.

Écartons ensuite une conception quasi théologique, proche d’ailleurs de la précédente, selon laquelle la Création serait totalement débordante de beauté. Elle est richissime, sans doute, et chacun de ses aspects appelle l’attention recueillie de l’homme; mais il n’est pas interdit de penser qu’il existe des degrés dans l’enchantement.

Mettons enfin hors concours les sites justement célèbres dont la magnificence et la singularité éclate aux yeux du monde entier: les milliers d’aiguilles rouge-orange du Bryce Canyon; la baie d’Along les rares fois où le brouillard se dissipe; le cœur de la Toscane avec ses champs, ses bosquets, ses vignobles pleins de noblesse, et ses villas, au bout d’une allée de cyprès, si seigneuriales qu’un prince doit être né dans chacune; le grand théâtre des falaises d’Étretat; le balcon sacré de Delphes d’où la vue plonge vertigineusement sur les oliveraies de la plaine et, plus loin, la mer; les doux coteaux de la Wachau, ornés de clochers baroques, penchant l’or de leurs vignes, l’automne venu, vers les eaux du Danube; le désert rouge de Namibie; et, cela va sans dire, la splendeur de Lavaux face au lac et aux Alpes. Ceux-là vous coupent le souffle; on n’y plantera donc pas d’éoliennes.

C’est pour des paysages moins spectaculaires que la question est intéressante; s’ils ne jouissent pas du renom des grands miracles de la nature, ils peuvent pourtant offrir une sorte de perfection. De même que la superbe Symphonie du Nouveau Monde ne devrait pas éclipser ses excellentes sœurs aînées, la 5e et la 6e surtout, de même faut-il penser à tant d’endroits de la terre qui ne figurent pas au hit parade des agences de voyage, mais vous ravissent néanmoins: les délicates vallées de la Drôme où la végétation combine la verdeur du climat tempéré et les senteurs du Midi; l’archipel boisé qui borde le golfe de Bothnie au nord-est de Stockholm, sous la lumière oblique du septentrion; les rivages incertains et mélancoliques de la Gaspésie; et tant d’autres.

Le Gros-de-Vaud est de ceux-là. Rien qui vous estomaque, mais une harmonie d’ensemble qui vous comble de bonheur. On sent que cette terre est féconde. Les cultures sont fortes et variées. Le mouvement du terrain découvre progressivement aux yeux du marcheur la pointe d’un clocher, puis tout un clocher, puis tout un village aux toits de belles tuiles. La diversité des lieux – des champs, des bois, des vallons – n’entame pas la grande unité de la contrée, qu’on perçoit au mieux depuis les points de vue qui la bordent à l’est: l’esplanade de Morrens, la colline de Froideville, la route de Thierrens, ailleurs encore. Cette unité est celle d’amples horizontales, derrière lesquelles on devine l’espace des vallées – Venoge et Orbe; et au fond, cette autre très longue horizontale, la ligne bleutée du Jura, dont quelques sommets arrondis ne rompent pas la douceur.

N’en déplaise aux technocrates et aux éolomanes, c’est un beau paysage.

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