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Wilhelm Furtwängler – Dietrich Bonhoeffer - Des similitudes?

Jean-Jacques Rapin
La Nation n° 1977 4 octobre 2013

Lire Dietrich Bonhoeffer1, c’est entrer dans un monde spirituel d’une rare exigence. Mais c’est aussi percevoir, une fois de plus, une réalité par trop occultée, la résistance intérieure allemande au nazisme; ici, celle d’un pasteur et théologien.

Cette résistance intérieure, un homme d’Etat de la dimension de Winston Churchill l’a saluée lorsqu’il a dit: «En Allemagne vivait une opposition qui relève du plus noble et du plus grand dessein qui ait jamais vu le jour dans l’histoire politique des peuples. Des hommes luttaient, sans aide de l’intérieur et de l’extérieur, uniquement poussés par l’inquiétude de leur conscience. Leurs actes et leur souffrance sont le fondement d’un renouveau…»

Dietrich Bonhoeffer est, sans conteste, l’un de ces hommes et, comme nous l’allons voir par un rapide survol de son existence, étrangement proche de l’exemple de Wilhelm Furtwängler. Après l’accession de Hitler à la chancellerie du Reich, en mars 1933, et la nouvelle orientation de l’Eglise allemande favorable à une collaboration avec son régime raciste, Bonhoeffer, non sans avoir condamné cette politique aryenne – «hérétique et contraire à la substance de l’Eglise» – quitte son pays pour l’Angleterre, comme pasteur des églises allemandes de Londres. Au printemps 1935, il est appelé à la direction du Séminaire de l’Eglise confessante allemande (Eglise fondée sur la Bible et les confessions de foi). Ce séminaire, illégal, situé à Finkenwald, près de Stettin, est chargé de la formation des pasteurs. Mais en août 1936, Bonhoeffer est suspendu d’enseignement à Berlin et en septembre 1937, son séminaire de Finkenwald est fermé sur ordre de Himmler. Malgré tout, il poursuit sa tâche dans la clandestinité.

En 1939, Bonhoeffer quitte à nouveau son pays pour une tournée de conférences aux Etats-Unis, quand «saisi de remords, il repart dès juillet pour l’Allemagne, afin d’y partager les épreuves de ce temps avec son peuple»2. Et pourtant, la situation s’aggrave pour lui. dès 1940, interdit de toute prise de parole publique, orale ou écrite, il entre dans le service de contre-espionnage et, par ses activités œcuméniques, établit des contacts avec la Suisse, la Suède, l’Angleterre, pour y faire connaître la réalité d’une résistance intérieure au nazisme. Emprisonné en avril 1943, il sera finalement pendu le 9 avril 1945, à l’âge de 39 ans, lorsque ses accusateurs finissent par établir ses relations avec les conjurés militaires du 20 juillet 1944.

Ce n’est qu’après sa mort, avec la publication de sa correspondance et de ses écrits, qu’une vie aussi hors du commun fut connue. Cette fidélité à une mission, cet engagement envers son pays, malgré tous les dangers que cela comporte, rappellent étrangement le cas de Wilhelm Furtwängler.

Responsable des deux orchestres parmi les plus grands du moment, les Philharmonies de Berlin et de Vienne, alors que des ponts d’or lui sont offerts à l’étranger, Furtwängler choisit de demeurer dans son pays. Ici encore, comme pour Bonhoeffer, ce n’est qu’après la guerre, avec la parution de ses Aufzeichnungen, traduits en français3, que l’on comprendra les raisons d’un choix qui lui fut – qui lui est encore – violemment reproché. Voici comment il s’en explique, dans ses Carnets, en 1946, au moment où il va être traîné devant un tribunal de dénazification:

«J’ai essayé, très profondément, de juger mon attitude. Je ne suis pas meilleur que d’autres. Mais je dois tout de même dire ce que jugeait mon instinct. Et là, il y a deux choses: l’amour pour ma patrie et pour mon peuple, qui est physique et spirituel, et le sentiment d’avoir ici la tâche de réparer un tort. A l’intérieur du pays, on combat pour l’âme allemande; à l’extérieur, on ne fait que protester; cela, chacun peut le faire…

[…] Le souci d’être abusivement employé par la propagande du national-socialisme a dû pour moi s’effacer devant une préoccupation plus grande, à savoir conserver la musique allemande autant que possible dans sa permanence, et continuer à faire de la musique allemande avec des musiciens allemands pour des auditeurs allemands.

Les hommes, desquels Bach et Beethoven, Mozart et Schubert sont jadis issus, vivaient sous un régime exclusivement orienté vers la guerre. Personne, qui n’aurait pas vécu en Allemagne à cette époque, ne peut juger ce qui s’y passait. Est-ce que Thomas Mann pensait réellement que Beethoven ne devait plus être joué dans l’Allemagne de Himmler? Est-ce qu’il ne pouvait pas imaginer que jamais des hommes avaient eu un plus grand besoin, un besoin plus ardent et plus douloureux, d’entendre Beethoven et son message de liberté et d’amour fraternel, et de le vivre, que précisément les Allemands qui avaient à vivre sous la terreur de Himmler?»

Tous les huit ou quinze jours, comme l’avoue un auditeur de l’époque, un concert de Furtwängler était une raison de survivre. C’est pour cela qu’il n’a pas quitté sa patrie mutilée et déshonorée, ce qui était, aux yeux de ceux qui ne le connaissaient pas, une ignominie. En fait, il ne restait pas auprès d'Hitler et de Himmler, il restait auprès de Beethoven et de Brahms.

En cela, Wilhelm Furtwängler était un frère, par l’esprit, de Dietrich Bonhoeffer.

Notes:

1 Mathieu Arnold, Prier 15 jours avec Dietrich Bonhoeffer, Nouvelle Cité, Bruyères-le- Châtel, 2006.

2 Op. cit. p. 13.

3 Wilhelm Furtwängler, Carnets 1924-1954, Médecine et hygiène, 3e édition, Genève, 2004.

 

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