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La chambre de Pascal

Lars KlawonnLa page littéraire
La Nation n° 1977 4 octobre 2013

Pour avoir écrit un éloge littéraire d’Anders Breivik, Richard Millet a eu droit à une démolition idéologique en règle par la ligue des vertus nouvelles, ses sbires intellectuels et sa presse aux ordres. L’émeute fut telle que, poussé à la porte par la maison Gallimard, il a fini par démissionner du comité de lecture de l’éditeur nommé.

Dans cette affaire, Millet a laissé des plumes et un livre. Ce dernier est le plus important. Il n’est point question dans cet article de son éloge littéraire de Breivik. D’ailleurs, personne ne l’a remarqué, cet éloge n’est pas un texte indépendant. Il constitue la seconde partie de Langue fantôme.1

Langue fantôme est un vrai livre, écrit par un homme fidèle à la vérité et non pas au nombre, non pas aux idées dominantes d’une société à la dérive. Dans quelle mesure la littérature en tant qu’expérience intérieure, en tant qu’expérience de la profondeur et du sens, en tant qu’investissement total et sacrificiel et en tant qu’affrontement du mal peut-elle survivre dans une société entièrement vouée au divertissement, à la communication, et à la consommation? C’est la question à laquelle l’essai tente de répondre.

Son analyse de l’état de la littérature en ce début du XXIe siècle est aussi en même temps l’analyse de la société de laquelle elle fait partie, de son nihilisme, de son rationalisme et de son relativisme. La société moderne la contamine, la phagocyte, la rend inoffensive pour mieux la digérer. Elle veut la soumettre au monde mais la littérature est plus grande que le monde.

La récente parution d’une version révisée et raccourcie du célèbre roman Le Nom de la Rose d’Umberto Eco constitue le point de départ de cet essai aux accents éminemment pamphlétaires. En le débarrassant des descriptions jugées trop longues, des digressions philosophiques et des citations latines, l’auteur italien a réduit son roman à son intrique de polar médiéval. Millet constate qu’il y a aujourd’hui une sacralisation de l’intrigue au détriment du style. A quand une version modernisée de Balzac ou de Proust? Et comment résumer l’intrigue de La Recherche du Temps perdu? La littérature, c’est le style. Le style naît de l’être. La beauté du style, dit Proust, n’est pas séparable de la personnalité la plus intime. Se mettre à réécrire des œuvres littéraires dans le but de les rendre «accessibles» et «lisibles» à l’humanité égalitaire et inculte, c’est les vider de leur âme. Il fut un temps ou les journaux s’inspiraient de la littérature. Aujourd’hui la littérature s’inspire de 20 minutes.

Selon Millet, deux formes de littérature subsistent dans la société mercantile et idéologique. Ce sont des écrits dissidents et des écrits divertissants, cette seconde forme incluant même le roman critique, le roman dit «engagé» selon la formule consacrée des bien-pensants, critique consensuelle déclinée dans sa forme progressiste- égalitaire ou écolo-moralisatrice.

Le roman modernisé et allégé d’Umberto Eco se mue sous la plume de Millet en figure emblématique de l’état de la littérature post-littéraire dans une époque où la haine de la profondeur et de l’expression personnelle détruit le style et la langue, c’est-à-dire «le lien le plus authentique entre les humains» au profit du roman international tourné vers l’anglais, uniforme et vide de sens. On s’attaque à la langue en tant qu’identité, en tant qu’affirmation de soi, en tant que spécificité par rapport à l’autre comme on s’attaque aux différences d’ordres sexuel, religieux, national, social et aux autres inégalités. Millet montre avec brio que les idéologues post-soixante-huitards, à la fois égalitaires et multiculturels, détruisent la civilisation du livre, en coupant le nœud vital de la transmission pour la remplacer par une civilisation ludique du divertissement, de l’image et des jeux vidéo, qui amène les peuples à renoncer à eux-mêmes, à aimer l’autre plus qu’eux-mêmes. C’est la civilisation de l’instantané, le miroir aux alouettes.

Puisque tout se vaut, la littérature n’est pas supérieure. C’est un élément parmi d’autres du vaste programme de la grande communication du tout avec le tout, ce simulacre de vie, cette imposture. Le discours dominant du débat, du dialogue, de l’échange est basé sur la négation de soi et l’adoration de l’autre. Pour qu’il y ait échange il faut qu’il y ait différence. Mais l’autre est devenu le même. Il faut qu’il devienne le même à tout prix car on ne supporte plus qu’il y ait des résistances.

Il est évident qu’on récupère l’écrivain pour cet échange de mêmeté. Ecrivain, n’importe qui peut l’être aujourd’hui. Il suffit de travailler en équipe, de participer à des ateliers d’écriture toujours plus nombreux, de se faire réécrire ses manuscrits par d’autres… Or pour Millet, écrire n’est ni échanger ni communiquer. C’est penser, c’est se maintenir dans la vérité. On écrit en s’abandonnant à sa pensée, à ses sentiments, à ses souvenirs. Ecrire, c’est renoncer à la vie facile, c’est souffrir, c’est sauver son âme, c’est affronter le mal. Etre écrivain consiste à écrire des livres que les gens ne s’attendent pas à lire. La littérature possède le don de nous faire pénétrer dans la réalité de l’homme, dans sa vérité.

Le monde moderne post-humain se construit sur le refus total de la solitude. Désormais, tout fonctionne en réseaux. Il faut être constamment en relation. Or la littérature ne peut que naître dans la solitude. Elle naît dans la solitude de Pascal pour qui tout le malheur des hommes vient du fait qu’ils ne savent rester dans une chambre. Millet est de ceux qui pensent que la littérature, pour durer, doit résister au monde moderne.

Notes:

1 Langue fantôme Essai sur la paupérisation de la littérature, éditions Pierre-Guillaume de Roux, Paris, 2012.

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