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Jackson Pollock et le cortex du rat

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 1980 15 novembre 2013

Voici un tableau: il est composé d’un réseau infini de veinules vivement contrastées – jaunes, orange, rouges, bleues – formant un réseau inextricable, propulsé par une énergie quasi électrique qui le fait déborder de son cadre. Ce champ de forces à la fois chaotiques et ordonnées me fait penser à la peinture de Jackson Pollock, bien que la technique soit ici fort différente: la minutie des traits évoque plutôt les herbes de l’envahissante prairie de Christina’s World d'Andrew Wyeth.

Nous sommes le 3 septembre et, penché sur la dernière page de 24 heures qui expose cette ouvre étonnante, je reste incapable d’en déterminer l’auteur. Comme la gamme chromatique choisie nous situe dans un paysage de mégalopole nocturne, j’opte pour un artiste new-yorkais contemporain. Je ne peux aller plus loin dans mes supputations et me résous à lire la notice: «Une colonne corticale de rat (environ 10000 neurones) simulée par l’équipe du Human Brain Project1». L’article en pleine page est publié sous la rubrique Vaud Futur: «Une guerre à 600 maladies.»

Qu’on puisse confondre la modélisation d’un fragment corporel avec une œuvre d’art laisse perplexe. Certes, les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dont le but était la démonstration scientifique, sont à envisager aussi comme des œuvres d’art, mais c’est précisément parce que les auteurs de ces superbes gravures travaillaient en artistes. Rien de tel à l’EPFL où les buts et les méthodes sont hors de toute perspective artistique. Pourtant il est impossible de se départir de l’idée que l’équipe du professeur Henry Markram, dissertant doctement autour de cette représentation, ait pu être tout à fait étrangère à un sentiment esthétique: ce tableau est vraiment une réussite.

Sans le savoir, les scientifiques ont emprunté une voie commune aux artistes. Le cortex du rat n’est ni beau ni laid, puisque hors de notre perception visuelle. La beauté émane de la traduction qu’ils en ont donnée. Ils ont procédé par abstraction, c’est-à-dire qu’ils ont tiré d’une réalité invisible une représentation intelligible, mais aussi émouvante. Il s’agit bien d’une création humaine, d’une œuvre. Aux confins de l’art.

Le poète, qu’il soit peintre, musicien, écrivain, sculpteur, cinéaste, essaie lui aussi de franchir la frontière qui nous sépare de l’invisible, à la poursuite de réalités qui nous échappent, afin d’en donner une expression possible. Par exemple, cette réplique de Heurtebise, dans le film Orphée de Cocteau: «Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont les portes par lesquelles la mort vient et va. Du reste, regardez-vous toute votre vie dans une glace et vous verrez la mort travailler comme des abeilles dans une ruche de verre.»

Le moteur de la recherche scientifique et de la création artistique est le désir. À la pointe du désir, il y a une absence. L’étymologie nous renseigne: le mot est formé à partir de la contraction de de (privatif) et de sideribus (astres). Littéralement, désirer signifie cesser de contempler les astres, avec une connotation de regret, parce qu’ils sont hors d’atteinte. Cette idée a dérivé vers le sens moderne, plus actif: chercher à obtenir, souhaiter. On désire ce qu’on ne possède pas mais que l’on sait ou croit exister. La plupart des activités humaines sont vouées à tenter de combler ce manque. On peut désirer Dieu, une femme, des vacances, une moto, la santé, la mort, les clés du cerveau. Mais la satisfaction de la plupart de nos désirs nous laisse nostalgiques, parce que le seul vrai désir est l’Absolu.

L’art universel, de l’Epopée de Gilgamesh à Tarkovsky en passant par El Greco et Schubert, est nourri de l’aspiration un peu mélancolique vers ce bien que l’on sait mais ne possède pas. Il en va de même de la recherche scientifique. Le désir est mêlé d’angoisse, car on n’est jamais sûr d’atteindre l’objet de sa quête: «Le Human Brain Project est un bel exemple de recherche au but incertain, qui repose sur des espoirs partagés par tous [la guérison des maladies]», déclare Vincent Pidoux, sociologue des sciences à l’Université et au CHUV. Bref, les scientifiques, comme les artistes, ont la tête dans les étoiles.

Jackson Pollock (1912-1956) est célèbre pour avoir pratiqué, dans sa dernière période créatrice, une peinture iconoclaste qui consiste à déverser ou faire goutter les couleurs directement du pot sur la toile étendue sur le sol. Comme pour les neurones du rat, les éléments picturaux n’ont pas de centre et sont disposés uniformément sur la surface de la toile. Les limites du support n’excluent pas, dans l’imagination du spectateur, la propagation des forces dynamiques hors de son champ. La direction et l’épaisseur du trait sont conduites par une gestique presque chorégraphique. Il en résulte des formes et des couleurs enroulées comme des pelotes (Convergence, 1952) ou, plus proche de la modélisation du cortex cervical, un fin réseau vibrant et tendu, à la fois improvisé et discipliné. Je pense ici à Lavender Mist: Number I, 1950. Cette peinture est difficile à interpréter, à cause de la singularité de la démarche de son auteur.

Toute œuvre de valeur contient sa part de mystère: par exemple, les Bergers d’Arcadie de Poussin nous montre trois pâtres accroupis devant un tombeau, essayant de déchiffrer, sous le regard d’une femme au maintien hiératique, cette inscription gravée: «Et in arcadia ego». Personne n’a besoin d’explication pour lire les composants de ce tableau: le langage pictural, universel, est celui des peintres de son époque. Cette représentation est pourtant énigmatique: les bizarreries du paysage, le sépulcre anonyme, le sens de l’inscription, les relations entre les personnages, l’ombre portée de l’un d’entre eux sur le tombeau. Chez Poussin, le mystère est dans le sujet, tandis que chez Pollock il est dans le langage particulier du peintre. La difficulté est donc dans la compréhension de ce langage. On sait que Pollock s’est intéressé de près à la théosophie et que son art, pratiqué comme une espèce de transe, était chargé de vertus magiques destinées à pénétrer dans des zone invisibles, pour ne pas dire ésotériques.

Si l’on met en parallèle Lavender Mist et la simulation partielle d’un cerveau de rat, il est permis de supposer que Pollock avait réussi à explorer l’arrière- pays de notre conscience soixante ans avant les chercheurs de l’EPFL; et que ces derniers seraient bien inspirés d’éditer leur propre chef-d'œuvre, en hommage à celui qui avait eu une si singulière prémonition de leur art. Ils pourraient le vendre au profit de la recherche scientifique.

Notes:

1 Le Human Brain Project est une entreprise gigantesque de recherche sur le cerveau humain, lancée en janvier de cette année à Lausanne, fédérant pour dix ans plus de huitante institutions européennes, pilotées par l’EPFL. Coût: plus d’un milliard d’euros.

P.-S. La meilleure reproduction de la colonne corticale du rat se trouve, en grand format, sur le site si-management.blogspot.com. Dans le moteur de recherche, tapez human brain project 1,19

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