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Philippe Jaccottet, troisième Vaudois dans la Pléiade

Yves GerhardLa page littéraire
La Nation n° 1989 21 mars 2014

Avant de parler du poète et de son œuvre, je me dois de justifier le titre de cet article. Les gazettes répètent que quatre auteurs suisses sont désormais entrés dans la prestigieuse collection, Rousseau, Ramuz, Blaise Cendrars et enfin Jaccottet. Qu’entend-on par «auteur suisse»? Sur le site de la Bibliothèque de la Pléiade, sous «Par nationalité d’auteur», on ne trouve que Ramuz et Jaccottet sous «Suisse». Rousseau et Cendrars sont répertoriés sous «France», non sans quelque raison. Mais pas Philippe Jaccottet, qui vit pourtant depuis plus de soixante ans à Grignan, dans la Drôme provençale. Rousseau est-il Suisse? Citoyen de Genève serait plus exact, ou Savoyard. Ses séjours sur les bords du Léman, à Môtiers ou à l’île Saint- Pierre ne font pas de lui un Suisse… Cendrars est né à La Chaux-de-Fonds, a vécu en Russie, à Paris, à New York, au Brésil, en Provence… il s’est battu, durant la Grande Guerre, dans le camp français, dont il a pris la nationalité. Reste-t-il suisse?

La situation de C. F. Ramuz, elle, est indiscutable, et les deux volumes de ses romans, publiés en 2005, ont permis aux lecteurs francophones de redécouvrir cet auteur au style si original, et «ses romans splendides qui comptent parmi les plus importants de la première moitié du XXe siècle», comme le déclarait le directeur de la collection, Hugues Pradier, sur les ondes de la radio. Une première édition, de 10000 exemplaires, était épuisée à la fin de l’année et 4000 nouveaux coffrets ont été réalisés en janvier 2006!

Pour Jaccottet, sa nationalité et ses liens avec la Suisse romande déterminent sans conteste son appartenance. Et le troisième Vaudois? C’est le Lausannois Benjamin Constant! Un choix restreint de ses écrits a été publié à la Pléiade en 1957 par les soins d’Alfred Roulin, qui avait été directeur de la BCU à Lausanne: romans, journaux intimes, Mélanges de littérature et de politique, De l’esprit de conquête, Principes de politique et deux chapitres de Sur la religion: près de 1700 pages, avec de brèves notices et notes. Le volume, épuisé dans les années 1990-2000, est réapparu récemment dans le catalogue. Adolphe et Le Cahier rouge mis à part, les œuvres choisies pour cette publication étaient, à l’époque, inédites ou introuvables. Constant reste Vaudois, même si ses funérailles furent nationales à Paris.

Venons-en à Philippe Jaccottet. Avec André Malraux, André Gide, Eugène Ionesco ou Marguerite Yourcenar, le poète vaudois a vu de son vivant l’édition de ses Œuvres à la Pléiade. Ce fait assez rare présente, en l’occurrence, d’immenses avantages: il a pu organiser son volume, excluant les récits de voyage et les ouvrages critiques, et classer les œuvres de création dans l’ordre de leur première publication. D’autre part, la «Chronologie» qui ouvre généralement les recueils a pu intégrer les remarques de l’écrivain lui-même, qui prend une certaine distance face à sa vie; il s’agit presque d’une autobiographie, avec l’aspect vivant des commentaires personnels sur son passé. Enfin, il a pu choisir celle qui, poétesse aussi, allait diriger l’édition de son ouvrage définitif… sous réserve de publications encore à venir!

La présentation est d’une rare perfection: José-Flore Tappy et ses collaborateurs nous ont donné dans cet ouvrage une somme inégalable de renseignements bibliographiques, avec la recension des manuscrits, des prépublications, des éditions successives, et des notices précises et sans jargon, qui éclairent d’un jour nouveau les textes de Jaccottet. Ces derniers frappent par la cohérence entre le propos et la vie du poète: «Ce qui est singulier (mais pas tellement après tout), en tout cas merveilleux, c’est que le travail poétique, ainsi conçu, semble obéir aux mêmes lois que la conduite de notre vie», écrit-il dans La Promenade sous les arbres (p. 130). La vie simple, à l’écart des intrigues et des bouleversements du siècle, consacrée à l’écriture et à la traduction, permet une profondeur rarement atteinte sur les thèmes essentiels: la vie, le temps et la mort, le rapport à la nature, la recherche de l’observation exacte, la réflexion sur le travail poétique lui-même… La précision, la justesse dans l’expression, sont le fruit d’un long travail de maturation: «Je ne veux pas dire que le poème soit donné; ou même seulement facile; je ne veux pas dire non plus qu’il puisse naître n’importe quand; mais simplement que le travail poétique semble lui aussi exiger ce singulier équilibre entre la volonté et l’instinct, l’effort et l’abandon, la peine et le plaisir. C’est ainsi, tout à la fois, un exercice et une récompense. Un exercice, car il exige à chaque fois que l’on se retrouve en cet état de transparence; et le travail que l’on opère sur les mots, tour à tour les laissant faire, puis les reprenant, les modifiant, de sorte qu’à la fin leur légèreté et leur limpidité soient aussi totales que possible, ce travail n’est pas seulement cérébral: il agit sur l’âme, en quelque sorte, il l’aide à s’alléger et à se purifier davantage encore, de sorte que la vie et la poésie, tour à tour, s’efforcent en nous vers une amélioration de nous-mêmes, et une clarté toujours plus grande.» (pp. 130-131).

Ce dessein ascétique, Jaccottet l’a poursuivi tout au long de ses publications, et les écrivains qu’il a traduits, du grec (Le Banquet de Platon et L’Odyssée d’Homère), de l’allemand (tout Musil, Thomas Mann, Rilke, Hölderlin – dont il a dirigé la publication dans la Pléiade, avec la collaboration de Gustave Roud), de l’italien (Coccioli, Cassola, Leopardi, Ungaretti…) et de l’espagnol (Góngora), forment une famille d’esprit d’une rare cohérence.

Les paysages, ceux de Grignan avec sa rivière, le Lez, et sa montagne de La Lance, mais aussi la vue de Vevey (p. 813), l’Italie et la Grèce, les arbres et les fleurs, les saisons, sont autant de présences qui inspirent le poète et l’enrichissent, comme les lectures et les amitiés.

Il écrit, encore dans La Promenade sous les arbres (pp. 81-82): «C’est à peu près à ce moment-là de mes tâtonnements, alors que le livre à faire hésitait entre le recueil d’observations, le discours solennel, la polémique et la confession, que […] je fus saisi, plus violemment et plus continûment surtout qu’autrefois, par le monde extérieur.» en lisant ces lignes, et bien d’autres, on voit que Philippe Jaccottet est un visuel réaliste. Le chapitre, d’ailleurs, d’où ce passage est tiré s’intitule «La vision et la vue».

Et pour conclure, voici deux brefs extraits, comme en tension:

«Parler donc est difficile, si c’est chercher… chercher quoi?

Une fidélité aux seuls moments, aux seules choses

qui descendent en nous assez bas, qui se dérobent,

si c’est tresser un vague abri pour une proie insaisissable…» (Chants d’en bas, p. 543.)

«Il faut que la poésie n’ait pas plus d’intention et d’utilité qu’un parfum.» (Observations, p. 44.)

Dès maintenant, la lecture de Jaccottet passe par ce recueil fondamental.

Référence:

Philippe Jaccottet, Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Tappy, avec Hervé Ferrage, Doris Jakubec et Jean-Marc Sourdillon, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2014, 1626 pages.

 

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