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Tous embarqués

Jacques Perrin
La Nation n° 1990 4 avril 2014

Dans Lausanne Cité, Pascal Décaillet écrit que la gauche de la gauche n’a jamais perdu le contact avec le réel. Un monsieur profite du courrier des lecteurs de 24 heures pour exiger que l’on connaisse la réalité du petit citoyen; il est convaincu que les privilégiés sont déphasés des vrais problèmes. Alain Jeannet, rédacteur en chef de L’Hebdo, regrette le manque d’empressement des journalistes à aller sur le terrain, à la rencontre de la vraie vie, des vraies gens. Et tous de réclamer aux politiciens plus de proximité, plus d’actions en phase avec les vrais besoins de la population.

Ces expressions martiales nous ont parfois séduit, nous les avons sans doute utilisées, notamment à l’adresse des responsables de l’instruction publique, déconnectés des soucis terre-à-terre des enseignants de terrain.

Que signifient ces clichés? Ont-ils, comme tous les clichés, quelque pertinence?

«Le réel, c’est quand ça fait mal», aurait dit le psychanalyste Jacques Lacan. Cette idée est au cœur des récriminations contre les élites coupées du peuple, les bobos, la jet set internationale, les grands financiers, les états-majors, les technocrates de Berne et de Bruxelles, les fonctionnaires. Eux ne souffrent pas, ne comprennent pas; ils sont aveuglés par le confort et l’absence de risques, vautrés dans l’abstraction et la facilité. Ils ignorent ce que veut dire «lutter pour la vie».

Au fond, ceux qui souffrent comprendraient mieux le réel que les «planqués» car le réel est souffrance. Chacun peut subitement se voir reprocher d’«être déconnecté de la réalité».

La Ligue vaudoise aussi est parfois accusée par les gens de parti de ne rien comprendre à la politique «active», de se contenter de discussions oiseuses en «petits cercles fermés» – la vraie politique consistant, pour l’affamé de pouvoir, à écraser les partis ennemis et à empêcher ses propres camarades de grimper plus vite que lui.

Toute cette rhétorique n’est pas absolument vaine, mais elle est relative à des contextes qu’il faut distinguer. Tel malheur effrayant dans un régime d’abondance semble une bagatelle en situation de pénurie. Depuis des décennies, les habitants des pays occidentaux parviennent facilement à satisfaire leurs besoins vitaux. Seules certaines populations (pas toutes) du tiers-monde sont exposées à la famine. En Europe, c’est durant les guerres que des millions de personnes ont souffert, notamment en étant plongées dans la barbarie artificielle des camps de concentration où trouver à manger et éviter les coups étaient les deux tâches essentielles à une survie fort aléatoire.

Aussi est-il absurde, de nos jours, en suisse, de réduire la réalité à des occasions de souffrir. La réalité où chacun baigne, c’est l’abondance, tellement massive qu’on ne la voit plus.

Quand on dit de quelqu’un qu’il a perdu le contact avec le réel, on imagine qu’il n’a aucune peine à boucler ses fins de mois ou à payer ses impôts, qu’il n’est pas exposé aux embouteillages, à la tension professionnelle, aux deuils, qu’il n’a pas besoin de trouver du travail, que sa vie familiale n’est pas menacée de décomposition. Or chacun est un jour ou l’autre confronté à ce genre de difficultés.

La notion d’«élite déconnectée» est difficile d’emploi, voire insignifiante, parce que tout le monde rame sur le bateau «réalité», et que le réel est multiple, passant de la galère au paquebot de luxe. Les patrons, les officiers supérieurs ou les politiciens sont sans doute dispensés de corvées matérielles, mais ils ploient sous d’autres soucis pesants, notamment celui d’avoir à porter la responsabilité de l’action devant leurs employés, leurs subordonnés ou les citoyens.

Et après tout, dans toutes les grandes batailles, même les membres des états-majors d’armées ont risqué leur peau… Les rentiers fortunés connaissent aussi le vieillissement, la solitude ou la maladie…

On dit que les difficultés de la vie nous aident à grandir. Nous sommes d’accord, mais il n’est nul besoin d’aller les chercher, elles viennent assez vite toutes seules.

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