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Une thèse de philosophie du droit (I)

Denis Ramelet
La Nation n° 1990 4 avril 2014

Notre ami Pierre-François Vuillemin a rédigé une thèse de doctorat en droit, plus précisément en philosophie du droit, sous la direction du professeur Alain Papaux1. On peut distinguer la philosophie du droit pure – les réflexions sur les fondements du droit, la nature de la loi, l’interprétation, etc. – et la philosophie du droit appliquée à telle ou telle question de droit positif. Cette thèse appartient à cette seconde catégorie.

Nous avons en suisse, depuis 1993, une loi fédérale sur la responsabilité du fait des produits (LRFP) qui réglemente la responsabilité des producteurs industriels pour les dommages causés par les défauts que présentent les produits manufacturés. A son article 5, cette loi prévoit un certain nombre d’exceptions à la responsabilité du producteur. L’une de ces exceptions – que l’auteur appelle «non-responsabilité pour le risque de développement» – est fondée sur le fait que «l’état des connaissances scientifiques et techniques, lors de la mise en circulation du produit, ne permettait pas de déceler l’existence du défaut».

M. Vuillemin s’est principalement consacré à donner un contenu à la notion d’«état des connaissances scientifiques et techniques», en développant pour ce faire des considérations philosophiques sur la nature de la connaissance. Mais avant cela, il offre au lecteur une remarquable synthèse juridique de la responsabilité du producteur en général, et de la notion de défaut en particulier. C’est cette première partie, essentiellement juridique, que nous présentons dans ce premier volet de notre recension.

D’après la doctrine dominante, un produit peut présenter trois types de défauts. Il y a d’abord le défaut de conception, qui affecte tous les exemplaires fabriqués. Il y a ensuite le défaut de fabrication, qui consiste dans la réalisation défectueuse d’un ou plusieurs exemplaires, malgré une bonne conception. Il y a enfin le défaut de présentation, qui n’affecte pas le produit lui-même mais «toutes les manières de présenter ou décrire le produit [...] et d’en faire naître des attentes de sécurité» (p. 82). On pense aux instructions d’utilisation, mais la présentation comprend aussi la publicité et même des éléments non verbaux tels de simples couleurs.

L’auteur nous semble ouvrir une voie originale lorsqu’il écrit que le défaut de présentation est soit un défaut de conception de la présentation (notice d’utilisation lacunaire ou incompréhensible) soit un défaut de fabrication de la présentation (notice d’utilisation mal imprimée ou déchirée).

Il expose ensuite les trois critères classiques permettant de conclure à l’existence ou non d’un défaut: les attentes du consommateur moyen, le rapport risque-utilité et la diligence du producteur. Au terme d’une analyse subtile, M. Vuillemin conclut que le critère du rapport risque-utilité se ramène implicitement à celui de la diligence du producteur. Il propose donc d’abandonner le critère du rapport risque-utilité pour ne garder que celui de la diligence du producteur et celui des attentes du consommateur moyen.

Le critère des attentes du consommateur moyen est approprié pour juger de l’existence ou non d’un défaut de fabrication: les attentes de sécurité du consommateur moyen, fondées sur la conception et la présentation du produit, sont-elles satisfaites ou au contraire déçues par l’exemplaire qu’il a entre les mains? Le critère de la diligence du producteur est, quant à lui, approprié pour juger de l’existence ou non d’un défaut de conception: dans la conception de son produit, le producteur a-t-il fait preuve de toute la diligence que l’on était en droit d’attendre de lui?

M. Vuillemin arrive à la conclusion que la responsabilité du fait des produits est différenciée en fonction du type de défaut: responsabilité simple pour le défaut de conception, responsabilité aggravée pour le défaut de fabrication. Une responsabilité est dite simple lorsque le responsable peut s’exonérer de sa responsabilité en prouvant qu’il a agi avec toute la diligence requise. Une responsabilité est dite aggravée lorsque le responsable ne peut pas s’exonérer de sa responsabilité, même s’il prouve avoir agi avec toute la diligence requise.

Pourquoi le défaut de fabrication entraîne-t-il une responsabilité aggravée, dont le producteur ne peut s’exonérer? Parce que, comme l’écrit un auteur (cité p. 103), «des précautions raisonnables ne suffisent pas à éviter les défauts de fabrication». Toutes les productions en série, sans exception, connaissent un certain pourcentage de ratés. Certes, on tend à diminuer sans cesse ce pourcentage, mais on voit bien qu’on ne pourra jamais le réduire à zéro. Quelle est donc la cause de cette limite persistante à la maîtrise de l’homme sur la nature?

L’auteur ne craint pas de répondre que cette cause est la «contingence des êtres matériels»: «La science – sur laquelle se base la technique, y compris la technique propre à la production – porte sur le général, seul nécessaire, alors qu’une certaine imprévisibilité de l’individuel – in casu de chaque produit – résulte de ce que les individus sont faits de matière concrète, elle-même irréductible à l’abstraction.» (p. 76, voir aussi pp. 195-197)

Au contraire de la fabrication, la conception d’un produit n’est pas confrontée à une matière concrète susceptible de lui résister. La conception dépend donc uniquement de la diligence du producteur. Si celui-ci prouve qu’il a conçu le produit avec toute la diligence requise, on conclura à l’absence de défaut de conception.

* * *

La seconde partie de la thèse est consacrée à une exception particulière à la responsabilité du producteur au stade de la conception: la «non-responsabilité pour le risque de développement», et en particulier à la notion d’«état des connaissances scientifiques et techniques» qui se trouve au cœur de cette exception. Le second volet de notre recension présentera les considérations philosophiques développées par M. Vuillemin sur la nature de la connaissance pour donner un contenu à cette notion qui apparaît de prime abord bien générale, voire creuse.

 

1 Pierre-François Vuillemin, L’«état actuel des connaissances scientifiques et techniques»: diligence du producteur et finitude de l’homme, Schulthess, 2013.

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