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Aventures argentines IV

Cosette Benoit
La Nation n° 2007 12 décembre 2014

Une idée bien dans mon genre

Une des difficultés de l’étudiant bourlingueur est de concilier sa soif d’aventures, les longues vacances à sa disposition et l’entrave inévitable du porte-monnaie vide. Il va sans dire que l’inflation galopante en Argentine m’a compliqué la tâche. Après les nuits inconfortables dans les cars, les dortoirs mixtes à dix lits et les sorties avec de galants partenaires prêts à régler la facture pour deux, une nouvelle possibilité s’offrait à moi: le wwoofing1. Cette organisation internationale propose de travailler bénévolement pour une exploitation d’agriculture biologique partout dans le monde, moyennant la nourriture et le logement. La ferme qui a retenu ma candidature (la Finca Pagliafora) se trouve à quelques kilomètres de Tunuyan, au sud de Mendoza, exactement en face de Santiago du Chili qui s’étend de l’autre côté de la Cordillère des Andes. Il s’agit d’un modeste domaine de culture maraîchère, entouré d’exploitations viticoles de plus grande taille.

* * *

Le vieil autocar menace de se démanteler à chaque secousse sur la piste poussiéreuse qui mène à la Finca Pagliafora, et peut-être serait-ce une bénédiction. Chaque kilomètre qui me rapproche de cette nouvelle aventure me pèse un peu plus et tout imprévu qui m’empêcherait d’y arriver serait le bienvenu. Mais voilà que le véhicule s’arrête dans un nuage, me laissant au bout d’un petit chemin de terre bordé d’un canal boueux et d’une allée d’arbres. Perdue dans une vaste plaine semi-désertique entre vignes, jardins et vergers, j’observe les alentours, curieuse et inquiète. Chaque pas me rapproche de la réalité que je vais vivre durant les semaines à venir, mais la ferme s’obstine à ne pas se montrer, tapie derrière les arbres, m’opposant un désagréable suspense. Elle apparaît enfin, dans tout son charme pittoresque, au bout d’une cour en terre battue, flanquée d’un atelier où des montagnes d’objets hétéroclites se disputent l’espace sur un vieil établi. Tous les éléments d’un tableau «A la ferme» sont réunis: un antique tracteur à la peinture écaillée, une camionnette Ford des années 1960, plusieurs véhicules en cours de déconstruction, le toussotement du moteur de la pompe à eau, le poulailler caquetant d’une abondante volaille, les tôles ondulées dispersées çà et là, le vaste réservoir d’eau où barbotent les canards, les deux brouettes rouillées, une cabane en bois et, au fond, une modeste maison de briques blanches. Je frappe au carreau et le propriétaire du domaine sort pour m’accueillir. A son air ahuri, je comprends que mon patronyme lui avait laissé espérer deux gros bras virils pour travailler sur l’exploitation, mais en réalité, il ne sera pas mieux loti que les Thénardier. Les autres occupants de la pièce ne me sont d’aucun réconfort, n’ayant pas été prévenus de mon arrivée.

La cabane en bois se révèle être la maisonnette des ouvriers, habitée par un étrange mélange d’occupants francophones: un Parisien marxiste qui travaille comme un forçat avec le plus grand bonheur, une Belge qui s’est fait refaire la poitrine et avec qui je discute chirurgie esthétique en désherbant les rangées d’oignons, son ami, un avocat belge qui parcourt le monde en faisant du droit international depuis son ordinateur et un couple de lesbiennes quadragénaires de France. Les lieux sont vétustes et notre logis n’est pas chauffé, bien que nous soyons au cœur de l’hiver. En attendant de trouver le sommeil, dans la froide obscurité de notre minuscule chambre, le marxiste quinquagénaire m’entretient longuement sur la Chine maoïste qu’il admire, sur les rixes armées qui ont opposé son gang de motards à d’autres ou encore sur le décès de sa femme sidéenne. Lorsque nous nous réveillons, le souffle de nos bouches forme un nuage de vapeur et il faut bien du courage pour s’extraire de la chaleur du lit et s’habiller en vitesse. Jetant un rapide coup d’œil au Che qui décore la paroi de planches de la chambre, je me glisse dehors, me demandant à quoi ressembleront désormais mes journées. Aussitôt dans la cour, la raison de ma présence dans cet étrange endroit devient évidente: le paysage est d’une beauté à dissiper toutes les appréhensions! La chaîne des Andes, fraîchement couverte de son manteau neigeux, scintille dans la lumière rosée du matin. Dans toutes les directions, des rangées de ceps courent jusqu’au pied des montagnes et les premiers rayons du soleil se mirent dans le réservoir d’eau. Basse-cour, canards et chiens furètent déjà aux alentours, la ferme émerge de son sommeil et nous attendons, émerveillés, le début de la journée de travail.

Les tâches hivernales sont variées et ne sont pas trop pénibles. Nous désherbons, ratissons, bêchons, arrosons, trions l’ail et les pommes de la récolte précédente, participons à la préparation des produits qui seront vendus au marché bio, entretenons les appareils et les locaux du domaine. Nos hôtes sont sensibles au rythme de la nature et ne nous imposent pas de travailler si les conditions ne le permettent pas. Lorsqu’il fait trop froid, trop humide ou que le vent est trop fort, nous nous rassemblons à la cuisine autour des tâches ménagères, d’un maté, d’une discussion animée, de quelques accords de guitare ou encore autour d’un film de propagande gauchiste (notamment une hagiographie du Che et un film sur le coup d’Etat au Chili). Les propriétaires forment une étrange clique d’idéalistes. Ils ont vendu les cinq propriétés qu’ils possédaient en ville afin d’acheter ce domaine et d’y fonder une école de libres-penseurs, comme ils l’expliquent eux-mêmes avec le plus grand sérieux. Ainsi, que nous soyons au travail, en pause ou à table, les Pagliafora sont intarissables, ils nous expliquent la vie, nous font comprendre que nous ne sommes que des intellectuels aveuglés et incapables, que nous ne connaissons rien aux choses véritables et que notre séjour chez eux nous sera salutaire. Leurs plus grands ennemis sont Aristote, le Moyen Age (effrayant monolithe millénaire de ténèbres et d’abus en tous genres), l’Eglise, les Etats-Unis, le capitalisme, les universités, les Suisses avec leurs banques, leur prétendue neutralité et leur soutien aux Nazis, l’Occident en général et enfin les domaines agricoles automatisés, où personne ne sait plus rien faire alors qu’eux désherbent encore tous leurs champs à la main. Car ces braves gens, qui se sont improvisés paysans par idéologie, croient naïvement que toute automatisation va à l’encontre de l’esprit bio. Ils s’obstinent donc à crevoter dans leur petit domaine, perdant bien souvent du temps, des ressources et de l’argent, sans optimiser leurs efforts, contraints d’employer de la main-d'œuvre bénévole qu’ils se piquent d’instruire.

Après avoir tenté maintes fois de réagir, d’expliquer, de manifester mon désaccord, de faire intervenir mes connaissances, d’invoquer mes origines paysannes et mon expérience de l’alpage et même après m’être fâchée sérieusement avec le plus fou de tous ces savants, j’essaye de supporter silencieusement cette montagne de plaintes de vieux ronchons aigris et ce chapelet de clichés éculés et de combats d’arrière- garde. L’exercice est périlleux et a raison de ma résistance psychologique au bout de deux semaines. Je m’en irai donc une semaine plus tôt que prévu pour rejoindre la capitale et y survivre avec mes derniers pesos, néanmoins satisfaite d’avoir exercé mon espagnol lors d’interminables débats, enrichie par les contacts agréables avec les autres bénévoles à la ferme et contente des nombreuses heures passées au grand air à travailler une terre fertile dans un environnement naturel de toute beauté.

Comme le soulignait malicieusement un de mes amis, cette expérience était une fois encore «une idée bien dans mon genre», mais une idée instructive, car contrairement à l’idéaliste qui n’apprend jamais rien, considérant que toute la réalité du monde a moins d’existence que la moindre de ses idées, j’aurai appris pour ma part qu’on ne se propose pas impunément comme volontaire dans une organisation internationale d’agriculture biologique.

Notes:

1 World Wide Opportunities on Organic Farms, www.wwoof.net.

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