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Développer une patte

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2257 12 juillet 2024

Les rédacteurs en chef seront montés à Vers-L’Eglise pour diriger, durant notre camp annuel, une séance de rédaction de La Nation. On aura interrompu la conférence de l’après-midi un peu plus tôt. La cuisine tient à ses horaires.

Ils «collent» un sujet à plusieurs jeunes participants. Je les retrouve le soir-même assis pensifs devant leur ordinateur. Leur verre est plein mais intact, l’écran est blanc. Dans leur tête les questions s’entrechoquent: comment commencer? Comment finir? Quand couper le paragraphe? Faut-il commencer par le titre? Dit-on «La Conseillère fédérale», «Mme Amherd», ou «la ministre atlantiste»?

Que nos jeunes rédacteurs veuillent accepter ces quelques conseils. Je commencerai par celui de mon directeur de thèse: «Arrêtez de réfléchir au plan. La trame idéale n’existe pas. Il faut écrire, écrire et écrire». En bref, il faut savoir se lancer. On ne retranche qu’ensuite.

La Nation est un journal d’opinion «au singulier» qui cultive un style sachant ménager les inclinations et les caractères. Il contribue à restituer la pensée, comme la forme est indissociable de la matière. Cette métaphysique aristotélicienne que nos jeunes rédacteurs ont approchée à Vers-L’Eglise n’est jamais bien loin.

Ecrire exige ainsi une discipline qui commencera par le fait de s’interdire certaines facilités. Ce sont celles de la «grande presse». Nous ne connaissons pas le style RTS. Nous n’usons pas de ces formules qui, véritables lieux communs journalistiques, expriment un penchant idéologique. Chez nous, rien ni personne n’est jamais qualifié de «sulfureux». Telle personne est membre ou non de tel mouvement. Nous ne suggérons pas insidieusement qu’elle en est «proche». Les politiciens ne «dérapent» pas, tant nous n’attendons pas qu’ils restent dans un droit chemin fixé unilatéralement. Jamais un fait divers ne «relance le débat», auquel nous refusons, tout comme à l’histoire, d’assigner un sens. Notre critique n’est pas olfactive: l’adjectif «nauséabond» n’est pas de notre vocabulaire.

On ne cherche pas non plus l’effet de style. Marcel Regamey conseillait à l’auteur d’un article de toujours en retrancher la phrase qui lui plaisait le plus. Les fâcheux y verront une pudeur calviniste excessive. J’y vois, encore elle, une exigence métaphysique. Un article poursuit un but. Il permet à son auteur de tenir un discours précis, orienté sur un public déterminé. Chercher à rendre son papier flamboyant revient à le détourner de sa finalité – la cause finale! – pour le mettre au service de son auteur. Qui se regarde écrire ne s’est pas assez décentré. Mais, et la nuance est subtile, qui prend de la joie à écrire se trouvera transporté dans une autre dimension, focalisé sur le ressac permanent entre l’idée et la réalité, son esprit et son clavier.

Sachons également nous défier de la «langue de bois réactionnaire». La presse traditionnelle n’est pas remplie que de «journalopes». On n’a malheureusement pas tout dit une fois dénoncée l’appartenance d’Ursula von der Leyen à «l’oligarchie mondialiste». Un problème n’est pas réglé du seul fait qu’on lui apporte une solution prétendument «chrétienne». Il ne suffit pas d’en appeler lourdement au «bon sens paysan du Grand Conseil» pour régler le désordre à l’Université de Lausanne ou le financement de la facture sociale.

Mais cela n’interdit évidemment pas de nommer les problèmes. On se gardera toutefois des sous-entendus dénonciateurs: «Un conseiller fédéral trop bien connu de nos lecteurs» sera plutôt «M. Albert Rösti, qui soutenait la loi sur l’électricité…». On évitera d’inviter le lecteur à «suivre notre regard», en espérant déjà qu’il suive notre plume.

Et le jeune rédacteur se méfiera de l’ironie. Un jour, après que le Ronchon avait imaginé l’irruption de chars russes en Lavaux annihilant les efforts de Franz Weber, un lecteur lui reprocha très sérieusement son manque de réalisme stratégique et militaire! L’ironie est trop souvent source d’incompréhensions, voire de blessures inutiles.

L’écriture est une activité physique autant qu’intellectuelle. Dans sa voiture, au travail, avant de dormir, un sujet d’article nous accompagne. Des phrases et des enchaînements se forment soudain, suscités par une association d’idées, dans les lieux les plus incongrus. Heureux qui dispose toujours d’un stylo et d’un morceau de papier, à défaut d’un ordinateur. Je pourrais dresser la liste des articles écrits en TGV entre Lausanne et Paris, dans un vol Zurich-Miami entre deux films de Jurassic Park, ou assis sur un carton de déménagement, sur une terrasse grecque ou dans un hôtel slovène.

Ecrire demande de l’énergie. On se lève brusquement pour saisir un livre sur un rayon de bibliothèque. On le feuillette frénétiquement pour retrouver une date ou une citation. Comme chez les sprinters, le rythme de la respiration influence le résultat. La musique qu’on écoutera au début de la rédaction déterminera le rythme de tout l’article. Le Nimrod d’Elgar se prêtera aux articles solennels, nécrologiques ou militaires. Bach, en tout cas pour moi, convient bien à la politique vaudoise. Bohemian Rhapsody est parfaite pour les articles polémiques.

Cette énergie se déploie aussi dans les renoncements qu’impose l’écriture. Renoncement aux distractions qui nous détournent de la table d’écriture. Renoncement à l’immonde téléphone portable dont les notifications nous font oublier un argument. Renoncement le jeudi à 18 heures 40, bien lancé au bureau que tout le monde a quitté, à la proposition d’un apéritif au soleil.

A force d’écrire dans ces colonnes, notre jeune rédacteur développera une «patte Nation». Elle témoigne d’un rapport à la vérité autant qu’à l’engagement personnel. Ecrire est une manière d’ascèse qui forge l’âme, durcit la plume, aiguise l’esprit et, en politique, prépare au combat. Le délai rédactionnel est lundi prochain.

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