L’anacyclose
Trois grands historiens grecs ont, chacun leur tour, raconté une importante guerre que connurent les cités antiques. D’abord, Hérodote décrivit la guerre entre les Cités grecques et les barbares, les guerres médiques contre les Perses. Ensuite, Thucydide écrivit le récit de la guerre entre les Cités – la guerre du Péloponnèse entre Sparte et Athènes. Enfin, Polybe raconta la conquête de la Grèce par les Romains. Guerre à laquelle il participa et à l’issue de laquelle il fut envoyé comme otage à Rome. Ce récit colossal – nous n’en avons plus que le tiers et il fait déjà 1’500 pages – forma son Histoire1, son principal ouvrage. Polybe y essaye de comprendre comment Rome a pu conquérir la Méditerranée en seulement 53 ans. Pour lui, ce succès vient de la constitution romaine. Le livre VI de son ouvrage est ainsi consacré à l’analyse des institutions politiques et militaires de la République.
Avant d’en arriver aux spécificités des institutions romaines, Polybe commence par établir la liste des régimes politiques. Il existe trois formes simples et droites: la royauté, l’aristocratie et la démocratie. A chacune de ces formes correspond une forme corrompue: le despotisme, l’oligarchie et l’ochlocratie (le pouvoir de la foule).
Dans la royauté, le gouvernement du monarque y est librement accepté par les sujets et il les gouverne par la persuasion plutôt que par la crainte et la force. Dans l’aristocratie, la souveraineté appartient à des hommes choisis parce qu’ils sont les plus justes et les plus sages. Dans la démocratie, la volonté de la majorité est souveraine, mais les citoyens doivent être respectueux de la coutume et de la tradition, vénérer les dieux, honorer leurs parents, respecter leurs anciens et obéir aux lois.
Selon Polybe, il existe un cycle inévitable et naturel qui fait passer un Etat d’un type de gouvernement à l’autre. La royauté dégénère en despotisme lorsque le monarque cède à ses appétits, à sa soif de distinction et à la satisfaction de ses désirs. Les hommes les plus valeureux, ne supportant plus les abus de pouvoir, abattent le despote et instaurent une aristocratie avec l’appui du peuple. Mais le temps passant, leurs fils s’accoutument à leurs privilèges et se livrent à des excès. Le régime dégénère en oligarchie. Le peuple se révolte alors et, se souvenant des abus, instaure une démocratie. Puis, devenant vénal et gouvernant par la force et les voies de fait, le régime dégénère en ochlocratie. Jusqu’à ce qu’il soit de nouveau placé sous l’autorité d’un maître, rétablissant une royauté. Et le cycle recommence. C’est ce cycle que Polybe baptise anakyclosis (ou anacyclose).
Un gouvernement appartenant à un type simple ne peut qu’être instable, car il finit par tomber dans les travers qui lui sont propres et qui découlent de sa nature même. Il existe toutefois des constitutions mixtes, mélangeant des éléments des trois formes de gouvernement, combinant leurs qualités et particularités. Cela permet d’éviter qu’un pouvoir, en prenant un développement excessif, tombe dans ses vices inhérents. L’action de chacun est contrebalancée par celle des autres. Ceci évite la corruption du régime.
La première constitution de ce type fut celle de Lycurgue à Sparte. Mais lui y est parvenu par le raisonnement alors que les Romains ont appris progressivement de l’expérience et sont parvenus à la constitution mixte la plus aboutie. Ceci permet de sortir du cycle. Ce qui ne veut toutefois pas dire que Rome vivra éternellement.
A Rome, les consuls incarnent l’élément monarchique. Ils dirigent les affaires de la guerre, les troupes en campagnes, sont obéis des magistrats, soumettent les questions urgentes au Sénat, réunissent les assemblées populaires et appliquent les décisions de ces groupes. Le Sénat est l’élément aristocratique. Il gère le trésor public, plusieurs affaires judiciaires ou l’envoi de troupes. Les droits du peuple, via les assemblées ou les tribuns, sont l’élément démocratique. Le peuple attribue les honneurs et les châtiments, juge sur appel et dans les risques de peine capitale, désigne les citoyens pour les magistratures, délibère sur les projets de loi ou sur la paix et la guerre.
Chaque pouvoir peut faire obstacle ou collaborer avec les autres. Si l’un d’eux cherche à l’emporter sur les autres, comme il ne peut pas se passer des autres et peut être paralysé par ceux-ci, il ne pourra jamais empiéter sur le domaine des autres ou les traiter avec mépris.
Le livre VI des Histoires a influencé de nombreux auteurs. Citons Cicéron puis les humanistes civiques de la Renaissance italienne, Machiavel en tête. Cette pensée inspira encore, de manière moins directe, des auteurs anglophones et francophones aux XVII-XVIIIe siècles. Enfin, un regain d’intérêt pour cette tradition apparaît depuis un peu plus d’un demi-siècle, principalement dans le monde anglophone, avec ce que l’on peut appeler le renouveau républicain.
Notes:
1 Ou Histoires, au pluriel. Nous nous baserons ici sur la traduction de Denis Roussel pour la Pléiade et sa réédition par Gallimard en 2003.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Développer une patte – Editorial, Félicien Monnier
- Service ou direction? – Jean-François Cavin
- Occident express 125 – David Laufer
- Après s’être trompé – Jean-François Cavin
- A propos du scepticisme – Olivier Delacrétaz
- Impôt vaudois sur la publicité: une initiative populaire nulle – Antoine Rochat
- Place du Grand-Saint Jean – Félicien Monnier
- Conversion – Jacques Perrin
- Définir le PIB – Benjamin Ansermet
- Actualité sans intérêt et couteaux sans couteaux – Le Coin du Ronchon