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Occident express 125

David Laufer
La Nation n° 2257 12 juillet 2024

Dans un petit bar à tapas de Bilbao, un homme d’âge mûr interrompt, en serbe, ma discussion avec mon ami belgradois. Entre nous trois la discussion s’engage immédiatement. Cela m’arrive si souvent que je ne suis plus vraiment surpris. Partout où je me trouve, je suis assuré d’entendre parler serbe ou de rencontrer des Serbes. A Bilbao c’était un ingénieur, qui avait fui avec sa femme la guerre civile dès 1992 et avait fait son trou avec succès en Espagne depuis 30 ans. C’est la rançon de la tragédie. La vie en Serbie n’a jamais été très facile, ce qui incite continuellement les Serbes à chercher fortune ailleurs. Le nombre de ces émigrés volontaires n’est pas tenu de manière rigoureuse, mais on l’estime autour de 6 millions, soit presque autant que la population totale du pays. Rien qu’en Suisse, ils sont environ 200’000 et pas loin d’un million en Allemagne et aux Etats-Unis. Parmi les jeunes belgradois que je côtoie, artistes ou ingénieurs ou avocats, seule une minorité d’entre eux ne rêve pas continuellement d’une vie à Berlin ou à Londres. C’est une sorte de réflexe acquis. Même si la vie à Belgrade est en amélioration objective constante, le désir d’une vie meilleure demeure attaché à la notion de départ, d’arrachement volontaire à la patrie. Ma fleuriste me racontait ce matin, en me préparant un joli bouquet de pivoines, que son père, au terme de quarante ans passés à Munich, lui avait fait promettre de ne jamais commettre la même erreur que lui. Et pourtant, elle rêve. Et même si ce rêve a des racines dramatiques, cela reste un rêve, un espoir qui fait vivre et avancer, et c’est un rêve contagieux. C’est sur ces différences non quantifiables que la distinction la plus profonde peut s’expliquer entre une vie en Suisse et une vie en Serbie. En Suisse, la qualité de vie incite plutôt à rester prudemment sur place et à ne s’éloigner que pour de brefs et confortables voyages. Ailleurs ne peut signifier que moins – moins beau, moins riche, moins propre, moins sûr. Il ressort que la majorité des jeunes Suisses choisissent en général, même s’ils en ont la possibilité, de rester chez eux. Et c’est très souvent avec bonheur. Une autre question désormais se pose: si cette vie meilleure existe déjà, à quoi rêver? Il y a environ 20 ans, une amie était venue de Lausanne me voir dans mes débuts belgradois. Dans ma petite Mini jaune de 1978, j’évoquais mes rêves automobiles sur les routes défoncées de la capitale serbe: une Jaguar Type E, une vieille Rolls décapotable, quelque chose de tout à fait improbable et ridicule, mais de flamboyant. D’une voix tout à fait calme, comme frappée d’une évidence, elle m’avait répondu: «Moi j’ai déjà la voiture de mes rêves, c’est une Golf.» C’est la rançon de la prospérité.

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