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Nostalgie du brouillard

Raphaël Franzi
La Nation n° 2263 4 octobre 2024

A l’instar d’autres communes vaudoises, la ville d’Yverdon-les-Bains assiste, impuissante, à la dégradation de la qualité de vie de ses habitants. Autrefois, le brouillard recouvrait le centre-ville historique pour s’insinuer dans ses rues et ses ruelles, se laissant parfois percer par les rayons du soleil. Aujourd’hui, c’est le trafic de drogue, un tout autre phénomène bien moins naturel, qui s’est installé à demeure et qui pourrit la cité bâtie par Pierre II de Savoie. De la gare ferroviaire à la rue du Four, en passant par le désormais trop bien connu Parc japonais, les trafiquants de drogue grouillent et essaiment, ne s’embarrassant plus de quelque discrétion que ce soit, le terrain étant désormais le leur. Le cœur partagé entre la colère, le dégoût et une infinie tristesse, on observe leurs clients les plus miséreux, des âmes cabossées, errer sans fin à la recherche de leur prochaine dose, alpaguant avec hostilité toute personne qui croiserait leur chemin.

Enfants, nous jouions avec mon frère le dimanche matin dans les rues de la vieille ville et nos grands-parents nous emmenaient prendre le goûter dans le Parc japonais. Dans ce parc, je me rappelle un homme cueillant des fleurs préparées par les jardiniers de la ville, sévèrement réprimandé par mon grand-père. A cette époque, c’est la seule incivilité majeure à laquelle j’ai assisté à cet endroit.

Bien entendu, la situation est plus complexe que le seul noir tableau dressé ci-dessus, au même titre que nos souvenirs d’un temps heureux ne sont que des souvenirs d’enfant bien éloignés de la réalité. Dès lors qu’en est-il? Aujourd’hui est-il plus sombre qu’hier? La situation dans laquelle se trouve Yverdon-les-Bains est-elle si singulière? À cette dernière interrogation, les statistiques policières de la criminalité tenues par l’Office fédéral de la statistique, en particulier le rapport annuel 2023 pour le Canton de Vaud, permettent d’apporter certains éclairages.

S’agissant de la loi sur les stupéfiants, on observe qu’en 2023, la fréquence d’infractions (c’est-à-dire le nombre d’infractions pour mille habitants) s’élève à 7,3 pour l’ensemble du Canton de Vaud1. Quant aux communes, Lausanne, Yverdon-les-Bains et Vevey, elles présentent les fréquences les plus élevées, soit 21,2 pour Lausanne, 20,8 pour Yverdon-les-Bains et 16,6 pour Vevey2. S’il n’est pas surprenant que Lausanne, centre urbain du Canton, se retrouve à la première place, le cas d’Yverdon-les-Bains interroge et la seule démographie ne saurait expliquer ce triste classement. En effet, tandis que Lausanne, ville de 141’418 habitants, présente une fréquence de 21,2, Yverdon-les-Bains enregistre une fréquence quasi identique, alors qu’elle ne compte que 29’662 habitants, soit près de 100’000 de moins. À relever encore que les communes de Montreux, Nyon et Renens, dont le nombre d’habitants est plus ou moins similaire à celui d’Yverdon-les-Bains, présentent une fréquence bien plus basse, soit en l’occurrence 5,2 pour Montreux, 3,7 pour Nyon et 4,4 pour Renens3. En 2014, les villes de Lausanne et d’Yverdon-les-Bains détenaient déjà les plus hautes fréquences d’infractions à la Loi sur les stupéfiants, lesquelles s’élevaient à 49,5 pour la première et à 27,2 pour la seconde4. On pourrait de prime abord se réjouir de constater que ces deux valeurs ont baissé entre 2014 et 2023. Ce serait toutefois omettre de prendre en considération les changements législatifs et jurisprudentiels intervenus ces dix dernières années, soit en particulier la décision du Tribunal fédéral de ne plus punir la détention et l’acquisition de produits cannabiques de moins de dix grammes5.

Concernant le nombre d’infractions à la loi sur les stupéfiants par commune, le rapport 2023 place une nouvelle fois la commune d’Yverdon-les-Bains à la deuxième place, avec 621 infractions en 2023 contre 337 en 2022, soit une augmentation de 84,3% 6. Une telle augmentation peut s’expliquer – en partie du moins – par la nature des infractions en question ou plus précisément par leur mode de constat. En effet, à la différence de la plupart des comportements réprimés par la partie spéciale du Code pénal, le volume d’infractions à la LStup est pour partie tributaire de l’activité policière. En d’autres termes, plus de contrôles entraîne plus de constats et, partant, plus d’infractions. Toutefois, on ne saurait tirer argument de ce biais statistique pour en conclure que tout ne va pas si mal. En effet, entre 2022 et 2023, on observe à Yverdon-les-Bains, s’agissant d’infractions dont le constat dépend moins de l’activité policière, une augmentation de 25% des infractions contre la vie et l’intégrité corporelle, de 63,2% des atteintes au patrimoine et de 139% des atteintes à la liberté. Pour être tout à fait complet, on enregistre aussi une diminution des infractions à l’intégrité sexuelle, lesquelles sont au nombre de 26 en 2023 contre 42 en 20227.

On est donc contraint de constater que le problème du trafic de drogue s’aggrave de manière singulière à Yverdon-les-Bains et qu’il ne s’agit pas du seul «sentiment d’insécurité», méprisé par beaucoup, dès lors que cette augmentation de 84,3% des infractions à la LStup sur territoire yverdonnois ne peut avoir comme cause principale l’activité policière; et on ne peut être que stupéfait de voir une ville cinq fois plus petite que Lausanne présenter une fréquence d’infractions à la LStup similaire à celle-ci.

Bien entendu, les chiffres évoqués plus haut ne peuvent illustrer le quotidien des Yverdonnois en général et de l’auteur de ces lignes en particulier. Le jour, nous sommes épiés, sifflés, suivis et bousculés par les dealers, organisés en quasi guilde marchande. Du guetteur à pied, chargé de repérer la clientèle et la police, à ceux plus mobiles en trottinette électrique, en passant par les gardiens du produit, chacun tient son rôle et tous nous importunent. La nuit, nous ne pouvons fermer l’œil, maintenus en éveil par les hurlements incessants des dealers et de leurs clients.

De deux choses l’une. Soit le trafic de drogue et ses nuisances s’intensifient et Yverdon va de plus en plus mal, soit ils stagnent à haut niveau et Yverdon va de moins en moins bien… Nous regrettons le brouillard. Lui, au moins, laissait poindre un rayon de soleil.

Notes:

1      OFS Statistique policière de la criminalité – Rapport annuel Vaud 2023, p. 23.

2     OFS Statistique policière de la criminalité – Rapport annuel Vaud 2023, p. 24.

3     OFS Statistique policière de la criminalité – Rapport annuel Vaud 2023, p. 24.

4     SPC – Statistique policière vaudoise de la criminalité – Rapport annuel 2014, p. 20.

5     Arrêt TF 6B_1273/2016 du 6 septembre 2017.

6     OFS Statistique policière de la criminalité – Rapport annuel Vaud 2023, p. 85; https://www.vd.ch/djes/polcant/statistiques/2023 (Evolution 2022-2023 par districts et par communes – Jura-Nord vaudois, ad Commune Yverdon-les-Bains).

7     https://www.vd.ch/djes/polcant/statistiques/2023 (Evolution 2022-2023 par districts et par communes – Jura-Nord vaudois, ad Commune Yverdon-les-Bains).

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