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La liberté par ceux qui l’ont perdue

Jacques Perrin
La Nation n° 1932 13 janvier 2012
Jean Moussé (1921-2003) a passé vingt-et-un mois à Buchenwald, de septembre 1943 à mai 1945. Hélie Denoix de Saint-Marc, soldat de toutes les causes désespérées, récemment décoré par Nicolas Sarkozy, fut son ami et parle de lui à deux reprises dans ses mémoires, Les Champs de braise. De leur expérience concentrationnaire commune, Moussé a tiré un petit livre (1) passé inaperçu, bien que fort riche sur le thème qui nous occupe ces temps, la liberté.

Après la guerre, Moussé, devenu révérend père jésuite, a enseigné l’éthique des affaires dans diverses écoles de commerce. Il nous a transmis «une leçon de vie pour aujourd’hui». Selon lui, il n’existe aucune différence de nature entre les camps et la société «normale»; les camps laissent seulement plus d’espace au mal pour se déployer à loisir. La vie concentrationnaire n’est pas entièrement exempte d’actions bonnes alors que notre monde, notamment les entreprises, peut vite sombrer dans le mal dès que la précarité menace et que l’égoïsme prend le dessus.

La société démocratique et libérale est atteinte de la même fragmentation que le camp. Au «Lager» comme dans la société désintégrée par la marchandisation des rapports humains, si l’on entend survivre, il faut respecter des règles absurdes uniquement parce qu’elles sont des règles, les procédures, la loi du plus fort ou du concurrent. La même anarchie s’y dissimule sous un ordre apparent, «personne n’y obéit en homme libre». nazisme, communisme et libéralisme veulent que les lois, respectivement de la pureté raciale, de l’histoire ou du marché, se substituent aux mœurs. Moussé, et nous avec lui, souhaitons exactement l’inverse: les lois doivent reposer sur les mœurs éclairées par l’intelligence.

Libre à Buchenwald: c’est le titre du petit livre. Il est difficile d’oser un paradoxe plus énorme. Après la guerre, un ami de Moussé, avocat, assure qu’il ne s’est jamais senti aussi libre qu’au camp. Moussé approuve cette assertion apparemment scandaleuse. Il a senti la liberté dans un univers saturé de contraintes: «La liberté couvait sous la cendre», dit-il. «C’est moi qui était le plus libre», ajoute-t-il, considérant que les SS étaient les plus captifs.

Par quel cheminement Moussé en est-il venu à soutenir des affirmations si provocantes?

Selon lui, il est difficile à un adulte n’ayant jamais connu les contraintes élémentaires de l’existence de savoir ce qu’être libre signifie. La compréhension de la liberté commence dès qu’on a durablement faim ou soif, qu’on ne sait plus où dormir au chaud, qu’on souffre pour rien. A Buchenwald, la liberté consistait en une alternative qui subsistait dans les pires conditions. Il ne s’agissait pas véritablement d’un choix entre deux réactions. La résignation et la révolte menaient toutes deux à la mort. Ceux qui abandonnaient la lutte, surnommés les «musulmans», mouraient très vite, ils ne sentaient même plus les coups. Les révoltés s’en prenant physiquement aux kapos ou aux SS étaient liquidés sur-le-champ.

Cependant, chacun restait «responsable de ses acquiescements et de ses refus». Il fallait «assumer la situation » et «inventer» à chaque instant les «gestes sensés» qui permettaient de survivre. Etre libre revenait à donner un sens aux événements incohérents qui se présentaient. S’en remettre à son instinct de conservation, se fier à son égoïsme (2) pour rester vivant et aider les autres quand c’était possible, étaient des attitudes recommandables.

Moussé n’oppose pas l’égoïsme au don de soi. C’est en conciliant ces deux penchants que nous accédons à la liberté. La conciliation est difficile à opérer. Etre parfaitement libre consisterait à ne plus s’idolâtrer soi-même sans pour autant mépriser son existence.

A un moment de sa vie dans le camp, Moussé fut certain qu’il serait exécuté dans l’heure; il mit quelques minutes pour accepter sa mort prochaine et jouit alors d’un réel bonheur; après qu’il se fut détaché de tout, une alarme aérienne lui permit d’échapper à l’exécution. Un être est libre «s’il accepte d’avance ce qui va lui arriver et que son existence même ne lui paraît pas nécessaire».

Moussé se réfère à Soljenitsyne disant: «Seul vaincra celui qui à tout renoncera.»

La vraie liberté apparaît comme un don total de soi, source de joie. Dans toutes les situations, courantes ou extrêmes, ce don n’engageant que soi est la plupart du temps impossible, car on est aussi responsable d’autres personnes. Un général n’a pas le droit de s’exposer en première ligne; un père de famille n’aurait pas pu se sacrifier à Auschwitz comme le prêtre Maximilien Kolbe. La responsabilité exercée sur des subordonnés ou des parents nous impose de survivre pour les conduire hors des périls.

A son entrée au camp, Moussé est croyant. Les horreurs auxquelles il assiste ne lui font pas perdre la foi. Il n’a jamais sombré dans le désespoir. n’ayant cessé de sentir la présence de Dieu, il en tire quelques conclusions sur le sens de la liberté humaine. Dieu tout-puissant a fait l’homme réellement libre, «Dieu ne nous manipule pas, mais il ne nous abandonne pas; il nous attend, il est présent dans une douloureuse absence». Au camp, un détenu pouvait se montrer généreux envers autrui, il était libre de le vouloir.

Libre à Buchenwald est le témoignage d’un homme qui reconnaît avoir été chanceux à plusieurs reprises, habile à se «blinder» et à profiter de son instinct égoïste pour survivre. Il fallait rester vivant pour réconforter autrui, car «il n’y a pas d’éthique pour les morts».

Moussé expose une théorie réaliste de la liberté, fondée sur l’expérience. Il affirme qu’à Buchenwald «l’illusion d’un monde meilleur l’a quitté pour le restant de ses jours». Egoïsme et générosité s’interpénètrent; la force inspirée par la justice est nécessaire pour éviter que la violence anarchique, celle des camps (ou celle de la société libertaire), ne nous emporte.


NOTES:

1) Jean Moussé: Libre à Buchenwald, Bayard éditions / Centurion, 1995.

2) On pense à la détenue citée par Primo Levi: «Survivre? Voici mon principe: C’est moi qui viens en premier, en second et en troisième, ensuite plus rien; puis moi encore, puis tous les autres…»

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