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Politique statisticienne

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1982 13 décembre 2013

De l’avis général, le projet d’ordonnance d’exécution de la nouvelle loi fédérale sur l’aménagement du territoire va bien au-delà de ce qui était prévu. Non contente de détailler excessivement les exigences du législateur, elle en ajoute des nouvelles. Elle introduit en outre des éléments de planification économique qui n’ont strictement rien à faire dans une loi sur l’aménagement du territoire.

C’est à juste titre qu’on dénonce ces abus administratifs mais, au fond, l’ordonnance ne fait qu’exprimer mieux et plus complètement l’esprit centralisateur, technocratique et dirigiste qui a inspiré le travail du législateur.

Pour ceux qui ont voté «oui» dans l’idée d’apprendre aux Valaisans comment on aménage son territoire, c’est l’occasion d’un excellent exercice d’autocritique. Pour les naïfs qui ont cru aux promesses de Mme Leuthard, c’est, après l’affaire du Cassis-de-Dijon, le deuxième rappel d’une leçon politique aussi vieille que la Confédération: les commentaires, correctifs verbaux, interprétations minimalistes, promesses lénifiantes et assurances diverses qui accompagnent une loi ou un traité n’ont aucune valeur contraignante pour l’Etat.

En principe, l’administration ne fait que mettre en œuvre, sous leur contrôle, la volonté des politiques. Mais les politiques n’ont jamais le temps et pas toujours les compétences d’exercer ce contrôle. Ils n’y tiennent probablement même pas: l’apparente objectivité des chiffres et des procédures bureaucratiques les couvre du manteau de la science, et, sous les bourrasques médiatiques, rien n’est plus important que de sortir couvert.

Les politiciens couvrent politiquement les statisticiens qui les couvrent scientifiquement.

Il est emblématique de la pensée fédérale qu’on ait chargé l’Office fédéral de la statistique (OFS) de concevoir les scénarios non seulement de l’évolution démographique, ce qui serait acceptable, mais aussi de la croissance économique. Les cantons qui privilégieraient d’autres scénarios dans leur plan directeur devraient en prouver la pertinence devant l’OFS. Et c’est à ce dernier, juge et partie, que reviendrait la décision finale.

Il est inadmissible que des gouvernements cantonaux doivent rendre des comptes à de simples fonctionnaires fédéraux. Et ça l’est d’autant plus qu’il s’agit d’une compétence cantonale.

Ce qui est sûr, c’est que n’importe quel canton est mieux à même de prévoir l’évolution de son marché du travail qu’un groupe de statisticiens fédéraux dans leur tour d’ivoire.

Dans l’optique statisticienne, on choisit une partie de la réalité, en l’occurrence l’aménagement du territoire. On la sépare du reste et on n’en retient que les éléments quantitatifs. Tout ce qui est personnel et familial, les éléments affectifs, les projets particuliers, tout ce qui est lié à la commune et au canton, à leur histoire et à leurs perspectives, tout cela est tenu pour rien. On brasse les chiffres pour en faire des moyennes et on transforme ces moyennes en normes. Enfin on étend ces normes aussi loin que possible, et largement au-delà du sujet que la loi est censée traiter.

Cette manière de faire inspire à ses auteurs un sentiment de grande maîtrise: dans le monde réel, il reste toujours des imprécisions, des incertitudes, des craintes, des risques de se tromper et de devoir changer de direction, alors que, dans le monde des chiffres, tout est rigoureux, décisif, juste, définitif…

… sur le papier. En réalité, les choses diffèrent d’une famille, d’une commune, d’une région, d’un canton à l’autre, et la diversité ne supporte pas d’être traitée uniformément. Elle se rebiffe. Sur le terrain, la clarté du texte écrit se change en un désordre obscur. La rigueur du départ se défait en applications bricolées tant bien que mal par les services cantonaux, la justice théorique fait place au ressentiment et engendre des procès interminables, le définitif devient fugace.

Enfin, sous l’apparente rigueur des chiffres et des règlements, les volontés individuelles des chefs et sous-chefs de service réapparaissent. A travers le choix des critères et l’interprétation des résultats, ils peuvent donner libre cours à leurs visions personnelles, voire à leurs caprices. Ainsi, selon les modes, on fait barrage au mitage du territoire en prônant la densification de l’habitat ou on décentralise les habitations pour éviter le mal-vivre des cités «tentaculaires».

La rationalisation chiffrée est une simple étape dans ce qui n’est en réalité qu’un transfert de propriété: le pouvoir de décision passe des propriétaires individuels aux services de l’Etat. Mais les seconds ne sont en aucun cas plus rationnels ou plus soucieux du bien commun que les premiers.

Cette tendance est certes aussi à l’œuvre dans les cantons, dans les grandes communes et dans mainte entreprise. Mais le passage au plan fédéral ajoute, si l’on ose dire, une couche de désincarnation, et même deux: une pour la loi, une pour l’ordonnance. Renvoyer au néant le projet d’ordonnance est donc nécessaire, mais nullement suffisant.

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