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Droit national et droit international

Jean-François Cavin
La Nation n° 1982 13 décembre 2013

Lorsqu'une règle du droit suisse entre en conflit avec une règle du droit international, laquelle doit-elle l'emporter? La question paraît simple, mais la réponse dépend de considérations fort complexes, et parfois incertaines ou mouvantes. Pour clarifier les choses, et bien sûr pour mieux assurer la prédominance du droit interne, l'UDC suisse prépare une série d'amendements constitutionnels.

Comme le réseau des obligations internationales de notre pays tend à se densifier et que certains conflits de normes prennent depuis quelque temps une importance politique notable, la préoccupation est légitime. Il vaut la peine d'en examiner ici les aspects principaux. Il convient de distinguer deux cas: d'abord la contradiction entre une norme constitutionnelle suisse (ou une initiative populaire proposant une telle norme) et le droit international; ensuite les contradictions entre une norme légale suisse et le droit international, en portant une attention particulière au cas de la Convention européenne des droits de l'homme.

Au niveau constitutionnel

Selon l'article 139 de la Constitution fédérale, seules les initiatives contraires au droit international impératif (jus cogens) peuvent être invalidées (outre les conditions relevant de l'unité de forme et de matière). Les autorités fédérales, jusqu'à présent ou presque, ont appliqué cette règle de manière honnête et cohérente. Elles ont retenu une liste guère contestée des normes fondamentales constituant le jus cogens: prohibition du recours à la force entre Etats, de la torture, de l'esclavage, du génocide, du travail forcé, de la privation arbitraire de la vie, principes de la non-rétroactivité de la loi pénale et du respect de la chose jugée (ne bis in idem), dimension intérieure de la liberté religieuse et noyau du droit international humanitaire (article 3 de la Convention de Genève).

A juste titre, elles n'ont pas considéré que l'initiative sur l'interdiction des minarets violât le jus cogens, qui ne traite pas des manifestations extérieures de la religion.

L'UDC estime toutefois que la situation est insatisfaisante, car le jus cogens résulte d'une pratique internationale susceptible de fluctuer ou d'être interprétée de façon tendancieuse par nos autorités. Ce pourrait bien être le cas avec la toute récente déclaration du Conseil fédéral qui juge contraire au jus cogens une disposition de la seconde initiative de l'UDC sur le renvoi des criminels étrangers; elle entrerait en contradiction avec une prétendue interdiction de renvoyer une personne qui court le risque, dans son pays, non seulement de la torture ou de la mort, mais aussi d'une détention arbitraire; or cette interdiction semble n'avoir jamais été mentionnée jusqu'à maintenant dans la liste du jus cogens; elle nous engagerait d'ailleurs sur un terrain glissant, la notion de détention arbitraire étant susceptible de mainte interprétation. On ne saurait exclure d'autres dérapages, par exemple dans le domaine de la discrimination selon l'origine ou selon le genre. Car le souci d'éviter des pratiques vexatoires ne doit pas empêcher les Etats de traiter ces problèmes souverainement.

L'idée de mentionner dans la Constitution fédérale le contenu détaillé du jus cogens nous semble donc opportune.

Au niveau légal

Aucune norme de droit public suisse n'indique précisément comment traiter les contradictions entre la loi interne et le droit international. La jurisprudence du Tribunal fédéral a posé que le droit international prime en principe (pacta sunt servanda), mais qu'il doit s'effacer lorsque le législateur fédéral a sciemment voulu s'en écarter (arrêt Schubert de 1973). Cette application du principe lex posterior derogat anteriori est en soi convenable. Mais la situation juridique n'est pas pour autant satisfaisante; le TF n'a pas toujours suivi rigoureusement cette jurisprudence; elle ne dit rien des conséquences de la non-application du droit international (qui engage la responsabilité de la Confédération); et d'ailleurs la notion de dérogation voulue «sciemment» est discutable, car la preuve en est parfois malaisée à apporter et il devrait suffire, au fond, de constater la volonté du législateur suisse d'adopter une nouvelle norme.

Le cas de la Convention européenne des droits de l'homme

Les choses se compliquent encore du fait de la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH), qui donne à la Cour européenne des droits de l'homme – celle de Strasbourg – la compétence de juger si une loi d'un Etat signataire est conforme à la Convention; la loi suisse jugée contraire à la Convention ne sera donc pas appliquée au recourant, ni aux personnes se trouvant dans une situation semblable. Alors que la Suisse a constamment refusé l'idée d'une juridiction constitutionnelle, la Cour de Strasbourg joue ce rôle depuis l'étranger, en matière de droits de l'homme! La conséquence est que le Tribunal fédéral, par souci d'économie de procédure et pour éviter des condamnations internationales, s'est mis lui-même à examiner la conformité des lois internes à la CEDH, au titre certes d'un contrôle concret dans les cas particuliers – mais cela entraîne en pratique l'invalidation de la loi nationale en regard de la CEDH, qui l'emporte donc toujours sur le droit interne.

Il en résulte une double anomalie: comme on a vu, la juridiction constitutionnelle dont la Suisse n'a pas voulu par respect de la démocratie directe existe bel et bien dans ce cas; et le principe de la primauté du droit interne postérieur, expression naturelle de la souveraineté, est battu en brèche. Ce ne serait peut-être pas très grave si la CEDH ne concernait que les libertés fondamentales classiques, que la Constitution fédérale garantit aussi. Mais le corpus de la CEDH pousse des tentacules dans maint recoin de l'ordre juridique et la Cour de Strasbourg ne recule pas devant des interprétations «dynamiques» du texte. C'est ainsi qu'elle a condamné la Suisse pour avoir renvoyé dans son pays un Nigérian délinquant d'habitude, usant d'une fausse identité et divorcé de la mère de ses deux enfants, sous prétexte de ne pas rompre la relation parentale; cas discutable peut-être, mais où la Suisse avait de bonnes raisons d'agir ainsi et n'a pas d'ordres à recevoir de Strasbourg.

Les propositions de l'UDC

Pour consolider la primauté du droit national, l'UDC envisage le système suivant: le principe de la lex posterior serait ancré dans la Constitution, les lois plus récentes l'emportant dans tous les cas sur les traités plus anciens; en cas de contradiction, les traités en cause devraient être renégociés ou, si nécessaire, résiliés; en revanche, les traités plus récents l'emporteraient sur le droit interne plus ancien, mais seulement s'il s'agit de traités soumis au référendum, par respect pour la compétence suprême du peuple souverain.

Afin de bétonner sa construction, l'UDC propose encore que les autorités fédérales (Tribunal fédéral compris) ne puissent pas adapter le droit national au droit international par voie d'ordonnance ou de jurisprudence, sauf délégation de compétence donnée par l'Assemblée fédérale, limitée à un domaine concret clairement défini. Elle propose enfin qu'aucune décision d'une autorité internationale n'ait d'effet en Suisse si cette autorité n'est pas indépendante et impartiale; encore devrait-elle n'appliquer que le droit convenu dans le traité de la manière dont il était applicable lorsqu'il était entré en vigueur pour la Suisse. Il s'agit là de lutter contre une internationalisation rampante de notre droit sous l'influence de gremiums à la légitimité douteuse, comme parfois l'OCDE en matière fiscale ou la Cour de Justice de l'UE pour l'interprétation des accords bilatéraux, ou par l'effet des jurisprudences «dynamiques» que s'autorisent certains tribunaux, ou encore par référence à un «droit évolutif» étranger.

Appréciation

La question de la primauté du droit national ou international n'est pas réglée très clairement par notre droit. Cela n'a pas provoqué de difficultés institutionnelles graves jusqu'à maintenant, mais on sent que cela pourrait venir. Il est donc opportun de prévenir de telles crises. Les propositions de l'UDC nous semblent dans l'ensemble judicieuses et cohérentes.

Actuellement, c'est surtout la CEDH qui pose problème par rapport à notre droit; il faut être conscient que le système de l'UDC conduirait vraisemblablement à la résiliation de la CEDH par la Suisse. Quelle affaire! A vrai dire, ce n'est pas pour nous déplaire, car les droits de l'homme, si précieux soient-ils, doivent être placés dans la perspective nationale selon les vues souveraines de chaque Etat. D'ailleurs, la résiliation pourrait être immédiatement suivie d'une nouvelle adhésion, mais avec les réserves que l'expérience commanderait de formuler.

Le projet de l'UDC préserve la primauté du droit interne fédéral, mais pas cantonal. Celui-ci n'ayant pas la primauté sur le droit fédéral, il serait très difficile de la lui reconnaître face aux traités. La résistance des cantons envers les intrusions indues du droit international, tolérées par la Confédération, passe probablement par l'action politique, au besoin par le référendum contre un traité inacceptable.

L'UDC lancera-t-elle vraiment une opération visant à inscrire ses propositions dans la Constitution fédérale? Le sujet est institutionnel, abstrait, juridiquement complexe; pas de quoi mobiliser les foules, estimera-t-on peut-être. Mais l'enjeu est important et cette réforme souhaitable.

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