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Vérité

Jacques Perrin
La Nation n° 1982 13 décembre 2013

Les Américains n’ont pas besoin d’apprendre les langues. Depuis que le monde s’est mis à l’anglais de cinq cents mots, leurs ordres sont compris partout. Des exceptions existent pourtant: l’actrice Jodie Foster, le secrétaire d’Etat John Kerry et l’écrivain Douglas Kennedy maîtrisent parfaitement le français.

Douglas Kennedy justement, auteur de romans internationaux, en tournée publicitaire à l’occasion de la sortie de son dernier opus, était l’invité de Migros Magazine du 30 septembre. Au journaliste qui lui demande sa citation préférée, il répond: «Nietzsche a dit qu’il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations. Il a raison parce qu’il n’y a pas de vérités en dehors du fait que le soleil se lève à l’ouest et se couche à l’est».

Cette déclaration nous laisse pantois.

D’abord parce que, naïf que nous sommes, nous avons toujours cru que le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest. Coquille? Inattention? A-t-on mal transcrit la réponse de Kennedy? Ou s’agit-il d’une sorte de plaisanterie postmoderne? Admettons cette dernière hypothèse. Kennedy a voulu provoquer le lecteur. De même que les vérités métaphysiques n’existent pas, celles du sens commun n’existent pas non plus. Cette provocation est au goût du jour. Les milieux réputés intellectuellement «avancés» mettent le mot «vérité» entre guillemets, comme les termes «nature», «race» ou «Dieu». Ils montrent par là qu’ils ne sont pas dupes. Ils prétendent que les mots en question produisent des «effets de pouvoir» et imposent la domination illégitime de tel ou tel groupe social (en général les blancs, les mâles, les hétérosexuels, les chrétiens…).

L’évacuation de la notion de vérité au nom de Nietzsche, grâce à une compréhension partiellement erronée de cette fameuse phrase – il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations – qu’on retrouve à plusieurs endroits de l’œuvre du philosophe moustachu, est un truisme de la pensée postmoderne vulgarisée.

Nous appelons «postmodernes» les courants philosophiques qui soupçonnent non seulement les religions et les métaphysiques, mais aussi les Lumières et les sciences, de dissimuler des desseins inavouables. Le courant postmoderne rassemble des disciples de Nietzsche et de Heidegger, des philosophes français de la fin du XXe siècle, Foucault, Deleuze et Derrida, prince de la «déconstruction», le néo-pragmatisme américain (Richard Rorty), ainsi que des chrétiens (le philosophe italien Gianni Vattimo par exemple) voulant purifier le christianisme de toute souillure métaphysique.

Mais revenons au soleil! L’encyclopédie en ligne Wikipédia nous dit: «Le coucher du soleil est le moment auquel le soleil disparaît derrière l’horizon, dans la direction de l’ouest. Il s’agit d’un phénomène quotidien causé par la rotation de la Terre. L’expression coucher de soleil ne reflète bien sûr qu’une apparence, car le soleil ne se couche pas, c’est le mouvement de la rotation de la Terre qui donne cette impression. Il en est de même pour le lever du soleil qui est le moment où le soleil apparaît à l’horizon, à l’est. Dire: le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest est une approximation. Il ne le fait que deux fois par an, aux équinoxes».

Soit, nous avons affaire à une approximation. Le fait que nos connaissances, et surtout notre manière de les exprimer, sont approximatives, ne signifie pas qu’elles soient fausses, et encore moins que la vérité n’existe pas. Nous ne pouvons penser autrement qu’avec des mots et des signes qui sont d’une autre nature que la réalité qu’ils décrivent. Les métaphores sont peut-être imparfaites, mais elles signifient bel et bien ce qui arrive. Si le soleil se levait soudain derrière la Dôle et disparaissait à Villeneuve, les Vaudois seraient pour le moins surpris. Nos repères, bien qu’instables et relatifs à notre forme d’intelligence, ne sont ni vides ni insensés.

Certaines personnes raisonnent ainsi: la vérité est difficile à atteindre, donc elle n’existe pas. C’est absurde. La vérité et la fausseté sont impliquées dans tout ce que nous affirmons ou nions. Celui qui dit que ce qui est, est, et que ce qui n’est pas, n’est pas, dit vrai. Nous constatons à nos dépens que la vérité existe quand on nous ment. D’autre part, le menteur sait au fond de lui qu’il ment, même lorsque la nécessité de mentir s’impose à lui (par exemple pour échapper à un danger) et qu’il finit par croire lui-même qu’il dit vrai.

Dans le reste de l’interview, Douglas Kennedy affirme beaucoup de choses avec assurance: «le bonheur est possible»; «dans la vie, il y a des succès et des déceptions, des moments sublimes et d’autres qui sont glauques»; «les choses évoluent, changent»; «je me suis remarié il y a un an»; «aujourd’hui j’ai écrit 1800 mots entre Paris et Lausanne». Si Kennedy nous communique ces informations bouleversantes, c’est qu’il les croit vraies. Il n’est pas obligé de le préciser chaque fois en disant par exemple: «Il est vrai que les choses changent, évoluent.» Si le vrai et le faux n’étaient pas immanents à toutes nos assertions, nos conversations n’auraient aucun intérêt. Les trois quarts de nos propos seraient vides, il ne nous resterait qu’à donner des ordres, ou à poser des questions qui ne recevraient jamais aucune réponse.

Migros Magazine nous informe que «Douglas Kennedy est né le 1er janvier 1955 à Manhattan» et qu’«il est père deux grands enfants». Est-ce vrai ou faux? Voilà ce qui nous intéresse.

Kennedy affirme qu’il n’y a pas de vérités: il devrait donc éviter de nous communiquer quoi que ce soit, nous nous moquons de ce qu’il peut bien dire.

La discordance entre les envolées métaphysiques des demi-savants et leur comportement de tous les jours, fort banal, nous étonnera toujours. Selon Aristote, même le pire des sophistes, quand il voit un précipice, évite d’y tomber.

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