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Le paysan, l’impôt et le juge

Jean-Michel Henny
La Nation n° 1994 30 mai 2014

Les paysans sont liés à la terre; très étroitement. Ils sont pour la plupart propriétaires. Ils occupent le territoire. Ils sont seuls maîtres de la zone agricole, qui les accueille avec leurs machines et leur bétail, souvent aussi avec leurs fermes, hangars et étables. Mais les paysans sont parfois propriétaires de terrains à bâtir. Il suffit de penser aux fermes qui se situent encore dans les villages. Il peut même arriver que l’un ou l’autre soit propriétaire d’un terrain non bâti en zone de villas.

C’est la loi fédérale sur l’aménagement du territoire qui interdit pratiquement toute construction en zone agricole, sauf rares exceptions pour les agriculteurs qui sont en mesure de prouver la nécessité de construire ailleurs qu’au village. C’est la loi fédérale sur le droit foncier rural qui réserve aux exploitants seulement le droit d’acquérir des terres, qui leur octroie le privilège d’une attribution globale de l’entreprise agricole (elle ne peut pas être partagée entre les héritiers), et ceci à une valeur de rendement qui n’a rien à voir avec la valeur vénale. L’arsenal juridique est complété par des droits d’emption et de préemption, ainsi que par des interdictions de morcellement et de partage matériel, le tout assaisonné de prix licites et de règles pour éviter le surendettement.

L’agriculteur doit tenir une comptabilité pour son exploitation. Ses terres, ses machines et son bétail font partie de sa fortune commerciale. A la fin de l’année, il y a une perte ou un bénéfice; le bénéfice, c’est aussi le revenu. Et il faut payer l’impôt communal, l’impôt cantonal et l’impôt fédéral, de même que l’AVS. Tous les bénéfices en capital provenant de l’aliénation, de la réalisation ou de la réévaluation comptable d’éléments de la fortune commerciale font partie du produit de l’activité lucrative indépendante du paysan. Le transfert d’éléments de sa fortune commerciale à sa fortune privée est assimilé à une aliénation. Cette règle est valable pour tous les indépendants. Mais la loi, en l’occurrence la loi fédérale sur l’impôt fédéral direct, prévoit que les bénéfices provenant de l’aliénation d’immeubles agricoles ou sylvicoles ne sont ajoutés au revenu imposable que jusqu’à concurrence des dépenses d’investissement. Le droit fiscal vaudois comporte une règle analogue.

Lorsqu’un paysan vaudois vend une parcelle en zone de villas, il bénéficie de cette règle et paie en définitive non pas un impôt sur le revenu mais un impôt sur le gain immobilier. Pour une parcelle de 1000 m2 vendue à un peu plus de fr. 500.–/m2, le bénéfice net peut être de l’ordre de fr. 500 000.–. Si le terrain n’a pas changé de propriétaire durant plus de vingt-quatre ans, le taux est de 7%, soit fr. 35 000.–. En revanche, si ce bénéfice est taxé au titre de revenu, on arrive très facilement à un taux global de 40% (impôt communal, cantonal et fédéral), soit fr. 200 000.– d’impôt. Il faut encore y ajouter la ponction pour l’AVS.

Mais cette pratique favorable aux paysans a été abolie.

 

Un tsunami

Il y a un peu plus de deux ans, le Tribunal fédéral, statuant sur un jugement argovien, a remis en cause cette pratique, cette interprétation de la loi. Il a considéré, pour simplifier, qu’une parcelle en zone de villas, même si elle est labourée, est un terrain à bâtir qui n’est pas soumis à la loi sur le droit foncier rural. Il ne s’agit dès lors plus d’un terrain «agricole» et le produit de son aliénation est un bénéfice qui s’ajoute aux revenus de l’agriculteur. Dans le cas évoqué plus haut, on voit que cette jurisprudence du 2 décembre 2011, immédiatement applicable, a eu les conséquences d’un tsunami. L’Administration fédérale des contributions a édicté le 17 juillet 2013 une circulaire on ne peut plus claire; il n’y a pas de période transitoire; l’arrêt fédéral s’impose à tous dès sa publication.

Les milieux agricoles se sont insurgés contre ce changement radical d’interprétation. Un conseiller national lucernois a déposé une motion pour rétablir la situation antérieure à la jurisprudence du Tribunal fédéral. En attendant un hypothétique changement, l’administration fiscale vaudoise doit se plier à la règle nouvelle. Le député Alexandre Berthoud et le conseiller national Olivier Feller ont publié une intervention dans 24 heures du 13 février 2014 intitulée: «Le TF a-t-il signé l’arrêt de mort de l’agriculture?», en affirmant qu’il n’était pas tolérable que l’impôt subisse de tels écarts sans décision parlementaire.

 

Un traitement injuste?

Les règles sur la protection de l’agriculture sont destinées à favoriser la culture du sol et à maintenir des paysans en Suisse, malgré la concurrence internationale. On ne peut pas délocaliser la production alimentaire, vitale en cas de crise.

Mais le paysan propriétaire d’un terrain en zone de villas n’a pas à être traité mieux ou moins bien que le garagiste ou le menuisier propriétaire d’une parcelle de même type.

Le paysan bénéficie de l’attribution globale de l’entreprise à la valeur de rendement agricole, mais c’est uniquement pour les terrains destinés à la culture, plus particulièrement ceux qui se trouvent dans la zone agricole; avec la ferme du village et une aire appropriée autour. Ce privilège ne s’applique pas aux terrains à bâtir, qui ne devraient dès lors pas être englobés dans la fortune commerciale de l’exploitant.

Ce qui est choquant ici, c’est qu’une décision judiciaire change la donne du jour au lendemain, sans avertissement, sans période transitoire et sans permettre aux agriculteurs qui avaient fait leurs calculs, prévu leur succession ou leur retraite, de se retourner.

Le législateur fédéral aurait dû se saisir rapidement du dossier et compléter la loi fédérale sur l’harmonisation des impôts directs des cantons et des communes ainsi que la loi sur l’impôt fédéral direct en y introduisant une norme permettant d’atténuer, pour une certaine période, l’effet dévastateur de cette jurisprudence. Sa passivité est aussi choquante que le tsunami fiscal du Tribunal fédéral.

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